Bertrand MANDICO © Roberto Frankenberg

Le Pétrouchka de Bertrand Mandico en grand écran à Aix

Au Festival d'Aix-En-Provence, le réalisateur Bertrand Mandico propose sa vision cinématographique de «Pétrouchka» d'Igor Stravinsky.

Bertrand MANDICO © Roberto Frankenberg

Dans le programme du Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, trois cinéastes ont été choisis pour donner leur version de trois pièces mythiques mises en musique par Igor Stravinski dans la première période des Ballets russes, première période. Alors qu’Evangelina Kranioti s’attaque au Sacre du printemps et Rebecca Zlotowski à L’oiseau de feu, Bertrand Mandico adapte Pétrouchka. Il répond à nos questions quelques jours avant la première, le 8 juillet, au stadium de Vitrolles.

© Roberto Frankenberg

Vous êtes un cinéaste du domaine de l’étrange, de l’heroic fantasy, vous venez de présenter Conann avec succès au dernier Festival de Cannes. Pétrouchka est une œuvre un peu éloignée de votre domaine, non ? 

Bertrand Mandico : Lorsque le Festival d’Aix en Provence m’a proposé de participer à cette relecture des Ballets russes, sans contrainte, avec le ballet originel, je faisais déjà des recherches sur les poupées et les mannequins, la manipulation et le corps contraint. J’ai voulu transposer les poupées maltraitées par le musicien de Pétrouchka dans le monde de la mode, au sein d’un univers chaotique et guerrier. La guerre d’Ukraine est, bien sûr, présente avec ces Ballets russes. 

Quel est votre récit ? 

Bertrand Mandico : C’est l’histoire de trois mannequins qui sont sous l’emprise d’une créatrice de mode démiurge, magicienne qui pactise avec le mal, jouée par Nathalie Richard. J’ai articulé le film autour de la mise en abyme et l’idée du double. Un personnage peut appartenir à deux mondes : les vivants et les morts. 

Comment l’avez-vous construit ? 

Bertrand Mandico : Musicalement, Pétrouchka m’éblouit par ses ruptures et sa richesse. J’ai voulu casser avec l’imagerie folklorique et adapter le récit originel. J’ai gommé la rivalité entre les personnages, les trois sont des victimes. En 1911, le personnage du Maure, que j’ai nommé Mouza, n’était pas perçu comme tel. Et ça ne me plaisait pas… 

Vous avez changé beaucoup de choses ? 

Bertrand Mandico : Un peu… Pétrouchka est une fille, la ballerine Ball est un garçon non-genré et Mouza est une actrice non-genrée. Ces trois interprètes sont aussi danseurs, mannequins. Clara, qui joue Pétrouchka, possède quelque chose de particulier, qui renvoie à l’image de la poupée telle que les Japonais la représentent idéalement. J’ai aussi fait réaliser une poupée à échelle humaine dont le visage rappelle celui de Clara, en référence à l’artiste Hans Bellmer, une grande source d’inspiration bien sûr. 

Quelles sont les relations du triangle amoureux ? Pourquoi avez-vous choisi cet angle sur le genre ? 

Bertrand Mandico : Pour moi, le film devait être à l’image du monde et de la jeunesse moderne où les genres sont « brouillés », c’est ce qu’il m’intéresse de montrer. J’ai gardé la même relation du triangle que dans la version de 1911. Pétrouchka est amoureuse de Ball, la ballerine qui joue avec elle cruellement tout en lui témoignant de l’affection. Mouza la mannequin vedette, fascine les deux autres. Pétrouchka est victime du système. Malade, fatiguée, elle prend des cachets en permanence, elle a des hallucinations et ira jusqu’à l’overdose. Le film raconte aussi beaucoup de choses sur le milieu du mannequinat que je connais un peu. Ekaterina Ozhiganova, qui joue Mouza, a été la porte-parole des mannequins abusées par le système. C’est elle qui a lancé l’équivalent du #Metoo de la mode en 2018. Tout cela fait sens, c’était essentiel pour moi. 

Où se situe le phénomène du double ? 

Bertrand Mandico : Dans la gémellité des personnages. Par exemple, Mouza et Ball, jouée par Yuming Hey, sont physiquement très proches — crâne rasé, très filiformes, très androgynes. De même, David Noir et Elina Löwensohn sont très semblables : ils jouent un tandem d’animateur-trice, les « Copi et Copie », en hommage au metteur en scène argentin Copi, sont habillés en soubrette avec le même maquillage que lui. Parmi les personnages, seul celui de la couturière est unique… et d’ailleurs, elle n’a qu’un œil : je l’ai imaginée borgne.

Borgne ? Pourquoi ? 

Bertrand Mandico : Cette idée vient d’un handicap que j’ai, un strabisme divergent qui me donne une vision du monde particulière. La seule façon pour moi de ne voir qu’une seule chose est de me cacher un œil. Et ainsi, la couturière est borgne parce qu’elle ne veut pas voir l’autre monde, elle ne veut pas voir ce qui diverge. 

Que verra le public sur la scène du stadium de Vitrolles ? 

Bertrand Mandico : L’orchestre au pied de l’écran et sur cet écran, nos films qui feront office de ballets. Pour ma part, j’ai choisi de travailler sur une double image, une sorte de « split-screen », de la stéréoscopie en quelque sorte. Ce qui est en jeu, c’est la convergence et la divergence des images. 

C’est -à-dire ? 

Bertrand Mandico : Sur les deux écrans, ce sera la même action mais avec un point de vue diffèrent ou bien des points de vue en miroir, ce qui renforce l’idée de chorégraphie, voire d’ivresse ! 

Vous qui avez une relation très intime au son. La post-synchronisation est un élément central dans votre travail. Comment l’avez-vous traité ici, avec la musique jouée en direct ? 

Bertrand Mandico : Il est possible que d’une soirée à l’autre, des effets de dilatation et de glissement se fassent sentir. Nous avons fait le montage en misant sur des points de rendez-vous avec l’orchestre. Le double écran me permet la synchronicité et la « désynchronicité » avec l’image. Le son et l’image vont diverger et converger en permanence. 

Pourquoi le dédoublement de l’image a -t-il été le déclic pour celui des personnages et la question de la dualité ? 

Bertrand Mandico : Pour moi c’était la réponse du cinéma à la scène. Je voulais surtout éviter le ciné-concert. Il fallait que la projection soit un spectacle en soi et que cela ne ressemble pas à une projection de film classique. J’ai commencé à réfléchir à un dispositif qui pouvait faire office de ballet, propre à un spectacle cinématographique avec un dispositif renvoyant aux expérimentations multi écrans d’Abel Gance ou Kenneth Anger. Les Ballets russes ont fait preuve de tant d’audace, je me devais de sortir du cadre.

Comment se traduit la présence de la guerre en Ukraine ? 

Bertrand Mandico : À partir du moment où il a été question des Ballets russes, il m’était impossible de balayer d’un revers de la main la guerre en Ukraine. Ça devait transparaître dans l’œuvre, ne pas l’évoquer aurait été plus que malvenu. Comme le film se déroule dans le monde de la mode, je l’ai voulu très stylisé, sous les bombardements, dans les sous-sols, avec des présences militaires et des ruines. 

Avez-vous pensé à Nijinski, danseur hors-normes, interprète de Pétrouchka, créateur avant-gardiste de l’Après-midi d’un Faune et bien sûr du révoltionnaire Sacre du Printemps

Bertrand Mandico : J’y ai pensé, mais je m’en suis échappé. Le hasard fait que je vis dans un immeuble, un ancien hôtel, qui a abrité les Ballets russes de la dernière époque. Nijinski n’était plus là mais c’était une icône, et ma Pétrouchka, d’une certaine façon, est aussi une figure iconique. Il était impossible de rivaliser avec les prestigieux danseurs qui ont interprèté les Pétrouchka, donc pour nous, il s’agissait de travailler sur le corps contraint, sur des mouvements de personnages qui sont dans un état second. J’ai fait tourner la caméra autour d’eux. S’il y a une danseuse dans le film, c’est la caméra. 

Avec quel genre de matériel avez-vous tourné ? 

Bertrand Mandico : En super 16, pellicule et une caméra que parfois je portais ou qui était sur des rails de travelling. Je cadre toujours moi-même. On a tourné en cinq jours sans compter l’animation, dans le respect d’une économie d’images. Nous étions dans les anciens laboratoires Éclair abandonnés à Épinay-sur-Seine, lesquels vont bientôt être transformés. C’est là que j’ai développé mes premiers films et la mise en abyme était encore plus forte. J’ajouterais que la couleur est très monochrome. Je suis allé à l’encontre du Pétrouchka très bariolé qu’on connaît, j’ai pris le contrepied absolu du folklore. 

Vous avez mentionné l’animation… 

Bertrand Mandico : J’ai été formé à école d’animation des Gobelins puis je m’en suis échappé vite, mais pour ce film, je voulais une réponse littérale au ballet, à l’idée de la poupée manipulée par un magicien. C’était important de convoquer cet aspect. Les doubles animateurs, Copi et Copie, sont dans le monde des vivants mais apparaissent en animant des marionnettes ou des dessins en papier découpé reprenant la figure de Pétrouchka. L’animation est le supplément narratif du film. 

Votre Pétrouchka finit-il dans le sang ? 

Bertrand Mandico : Non, dans les plumes ! Elles font office de neige. Quelques égratignures mais j’ai décidé́ de bannir le sang de ce film, la souffrance est blanche, poussiéreuse et laiteuse. Il n’y a que de l’encre rouge qui se répand dans les animations…. 

Propos recueillis par Brigitte Hernandez

Ballets Russes d’Igor Stravinski (1882–1971)
Festival d’Aix-en-Provence
Stadium de Vitrolles
80, avenue Max Juvénal
13100 Aix-en-Provence
du 8 au 12 juillet 2023

Pétrouchka 
Réalisation de Bertrand Mandico
Avec Nathalie Richard, Clara Benador, Yuming Hey, Ekaterina Ozhiganova, Elina Löwensohn, David Noir, Lalla Morte, Yoko Higashi, Christophe Bier
Directeur de la photographie – Nicolas Eveilleau
Montage de Laure Saint-Marc
Décors d’Yann Dury
Costumes de Naomi Ollivier

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