Inaugurant une carrière de Boulbon rouverte, Philippe Quesne extrapole, à partir du Jardin des délices de Jérôme Bosch, la rêverie apocalyptique d’une communauté new age du futur. Un in situ bien pensé mais trop sage.
© Christophe Raynaud de Lage
Après le voyage en navette, montant dans les hauteurs de Boulbon, on croirait presque arriver sur Mars, tant l’attirail logistique qui jalonne le chemin jusqu’au trou qui sert de scène donne à l’expérience des airs d’excursion à risque en terre vierge. Avec en bonus des toilettes de la forme de l’œuf que les figures évanescentes de Philippe Quesne ne tarderont à amener, quelques minutes plus tard, au milieu de ce Jardin des délices, en citation directe du tableau éponyme peint par Jérôme Bosch au début du XVIe siècle.
Dans la roche
Il est sûrement déjà là, ce tableau entre ciel et terre, entre enfer et paradis : dans ce relatif déballage de moyens (au regard d’une édition relativement modeste dont la cour d’honneur antispectaculaire serait l’exemple-manifeste) ; dans l’attente joyeuse des nombreux festivaliers, le verre à la main, disputant le terrain au nécessaire attirail de sécurité ; dans l’annonce d’une utopie réactualisée au milieu de pièces qui crient de tous les côtés que le monde s’écroule. Alors on peut s’amuser à voir ce qu’il se passe sur scène comme une partie, le panneau central de tout cet événement de réouverture, et d’ailleurs, l’inscription organique de la pièce dans ce tout participe à nourrir le doute quant à sa survie dans la boîte noire.
Quid de l’œuvre elle-même, cette rêverie vaporeuse et ironique déployée entre l’immensité de parois rocheuses, depuis l’arrivée de cette troupe néo-hippie en minibus jusqu’à leur fuite céleste, en passant par de multiples rituels de groupe, incluant le solo de danse d’une grosse moule écarlate ? On doit dire l’intelligence d’un geste aussi plastique que scénique qui, sans chercher à singer les impossibles visions boschiennes, décide de les approcher par le détour ou le motif. Dire aussi la sécheresse d’un dispositif qui, dans la brèche ouverte nécessairement par ce dialogue toile-plateau, rate finalement un peu l’aire libre, l’espace ouvert à une forme vraiment à cheval entre le muséal et le scénique, c’est-à-dire la performance. L’understatement paradoxal de l’écriture sous-exploite alors les potentialités de la pièce à créer vraiment le vertige ou le trouble ; l’ironie y apparaît par moments comme une facilité, une manière inavouée pour la pièce de botter en touche une fois disposés tous ses éléments.
Vanité
Certes, Quesne frôle par moments le « sublime ridicule » lynchien dont parlait dans un essai Slavoj Žižek (la pièce pourrait d’ailleurs se dérouler dans le désert de Sailor et Lula ou chez le cow-boy de Mulholland Drive), par exemple quand, à force de jets de fumée balancés plein pot (mais qui, dans l’immensité de la carrière, finissent par s’élever en nuages chétifs), il imagine l’échappée de la troupe grimpant aux parois, comme chez Pina Bausch, vers un au-delà de pacotille. Mais la procession farcesque et absurde de cette communauté vers sa propre extinction reste trop réglée, presque trop sage, et l’iconoclasme de ce tableau mordant se heurte au fait que le metteur en scène y donne forme à la manière d’un démiurge tout-puissant — son Jardin a tout l’air d’un diorama.
Il n’empêche que Boulbon est redoutablement bien employée, notamment dans les projections à la fois grandioses et ridicules qui y sont faites (tout ça pour ça, oui, et n’afficher que ces mots immenses sur la paroi abrupte comme un fronton est une idée géniale). La réussite de Quesne, c’est sa façon de se jouer, comme Bosch, des dimensions et des échelles (justement, deux échelles sont bientôt introduites), de montrer que la grandeur cohabite avec la plus misérable petitesse, que vues de l’extérieur, les cérémonies mégalomanes d’imbuvables excentriques new age ressemblent aux chantiers dérisoires de fourmis grouillant sous une roche et que depuis les gradins, on pourrait presque les écraser du bout du doigt. On ne voit plus très souvent de vanités au théâtre, on accueille celle-ci avec plaisir, seulement le Jardin, plus qu’à l’exagération baroque et foisonnante de Bosch, ressemble parfois trop à une nature morte.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Avignon
Le Jardin des délices de Philippe Quesne
Festival d’Avignon
Carrière de Boulbon
13150 Boulbon
Du 6 au 18 juillet 2023
Durée 2h
Tournée
4 août 2023 Athens Epidaurus Festival, Odeon of Herodes Atticus (Grèce)
Du 7 au 10 septembre 2023 Ruhrtriennale, Krafzentral, Duisbourg (Allemagne)
Du 26 septembre au 5 octobre 2023 (relâche le 1er octobre) Théâtre Vidy-Lausanne (Suisse)
12 et 13 octobre 2023 Maillon Théâtre de Strasbourg Scène européenne
Du 20 au 25 octobre 2023 (relâche le 23 octobre) MC93 Maison de la culture de Seine-Saint-Denis Bobigny, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
23 et 24 novembre 2023 Maison de la Culture d’Amiens Pôle européen de création et de production, dans le cadre du Festival Next
Du 29 novembre au 1er décembre 2023 Théâtre du Nord CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France avec la Rose des Vents – Villeneuve d’Ascq, dans le cadre du Festival Next
Du 25 au 27 janvier 2024 Kampnagel, Hambourg (Allemagne)
5 et 6 avril 2024 Carré-Colonnes Bordeaux-Métropole
Du 12 au 14 avril 2024 Centro Dramatico de Madrid (Espagne)
Conception, mise en scène et scénographie Philippe Quesne
Textes originaux Laura Vazquez
Autres textes en cours
Costumes, sculptures Karine Marques Ferreira
Collaboration scénographie Élodie Dauguet
Dramaturge Éric Vautrin
Assistanat à la mise en scène François-Xavier Rouyer
Collaboration technique Marc Chevillon
Son Janyves Coïc
Lumière Jean-Baptiste Boutte
Vidéo Matthias Schnyder
Accessoires Mathieu Dorsaz
Régie générale François Boulet, Martine Staerk
Régie plateau Ewan Guichard
Régie lumière Cassandre Colliard
Habillage Estelle Boul
Construction des décors Ateliers du Théâtre Vidy-Lausanne
Avec Jean-Charles Dumay, Léo Gobin, Sébastien Jacobs, Elina Löwensohn, Nuno Lucas, Isabelle Prim, Thierry Raynaud, Gaëtan Vourc’h