Depuis Philip Roth et Woody Allen, entre autres, on connaît la saveur fameuse de l’humour juif new-yorkais, bâti sur les névroses et les désordres psychologiques et gonflé à l’autodérision. La pièce de Greenberg, mise en scène par Isabelle Starkier au Petit Louvre, est une pépite du genre.
©Elie Benzekri
La mère, Anna (Francine Bergé), n’en finit pas de mourir ! À la moindre alerte, son fiston (Frédéric Andrau) s’inquiète et accourt à son chevet. Mais lorsqu’il arrive, il la trouve plus ou moins en pleine forme, prête à lui ressasser des histoires plus ou moins fantasmées ou enjolivées. Mais quand un jour elle évoque un amant, le fiston n’en croit pas un mot… Commence une enquête dans les souvenirs, et les deux ne tombent jamais d’accord. Pour se convaincre de la justesse de sa mémoire, le fils fait venir sa sœur (Anne Le Guernec) ! Mais là encore, les pistes se brouillent.
Mensonges et vérités
Les deux jumeaux ne se ressemblent en rien. Sauf sur un point : ils sont tous les deux homosexuels. Nécrologue, il vit en écrivant la biographie des morts, et mène une vie de célibataire renfermé. Sa sœur, elle, vit en couple sur la côte ouest. On peut dire que ces deux-là ne vont pas très bien dans leur tête. Il était le préféré de maman — enfin c’est ce qu’il pensait — et elle était la favorite de papa, mais comme elle le dit : « Être sa préférée, c’est comme si Benito Mussolini te remettait un premier prix de morale ! » Chacun possédant sa propre mémoire et sa vision des choses, les désaccords s’enchaînent pour notre plus grand plaisir.
L’amant (Jean-Jacques Vanier) surgit de la mémoire et, au fil des versions d’Anna, prend une couleur assez surprenante. De l’homme ordinaire, il devient un personnage qui a eu une part de responsabilité dans la grande Histoire. Celle des années 1950, de la Guerre Froide, du Maccarthysme et de l’Affaire Rosenberg. Qu’est-ce que tout cela à avoir avec leur histoire de famille ? Pour le fils, c’est la preuve que tout n’est que mensonge. Pour la mère, c’est soit le désir de laisser une image d’elle à la postérité soit le le plaisir de se moquer, une fois de plus, de ses enfants.
Un univers oscillant entre surréalisme et réalisme
Greenberg est un dramaturge dont la carrière est auréolée de nombreux succès. Or ce n’est que la deuxième fois qu’une de ces œuvres est présentée en France. La première, l’excellente Trois jours sur la pluie, a été jouée en 2004 à l’Atelier dans une adaptation de Jean-Marie Besset, sur une mise en scène de Gilbert Désveaux, avec Léa Drucker, le regretté Pierre Cassignard et Marc Bisson. Il nous a fallu attendre presque vingt ans pour entendre à nouveau l’auteur. En traduisant formidablement Our Mother’s Brief Affair, de son titre original, Francine Bergé, Franck Pelabon et Éric Sanniez nous font un beau cadeau. Ce texte écrit en 2019 par une plume trempée à l’humour grinçant, est irrésistible.
La mise en scène d’Isabelle Starkier (Résister c’est exister, Boxing Shadows) est réjouissante. La metteuse en scène a mis en place un système scénique où surréalisme et réalisme font bon ménage, dans lequel l’histoire coule de source. Tour à tour, chacun se fait observateur de ce qui est raconté, prend part à l’action, la commente. La scénographie est tout aussi réussie.
L’interprétation est au cordeau. Très allennien, Frédéric Andrau donne au fiston une tonalité qui nous a totalement emballés. Anne Le Guernec est impayable dans ce personnage de femme qui a bien du mal à se construire et qui lit à son bébé, pour l’endormir, des histoires d’Holocauste. Jean-Jacques Vanier, avec son phrasé si particulier, sa démarche lourde d’homme jamais totalement réveillé, est impeccable dans cet amant fantasmé. En femme extravagante comme en mère à l’affection particulière, Francine Berger est quant à elle tout simplement époustouflante : quelle comédienne ! Leur pièce est un régal, à ne pas manquer !
Marie-Céline Nivière
La brève liaison de maman de Richard Greenberg
Festival Off Avignon – Le Petit Louvre (Templiers)
3 rue Félix Gras 84000 Avignon
Du 7 au 29 juillet à 15h50, relâche les mercredis
Durée 1h30
Traduction de Francine Bergé, Franck Pelabon et Eric Sanniez
Mise en scène d’Isabelle Starkier
Avec Francine Bergé, Frédéric Andrau, Anne le Guernec, Jean-Jacques Vanier
Lumières de Julia Grand
Décor de Goury
Conseil costumes de Mine Verges
Musique d’Alain Territo