De Lille à Avignon en passant par Marseille, la chorégraphe, pionnière du Hip Hop en France, invite à un voyage sensoriel à travers les arts et les lieux qu’elle investit. Irriguée de cultures urbaines, de rites traditionnelles, l’écriture pulsative de Bintou Dembélé dépasse les frontières, conjugue le sacré et le populaire en une œuvre difractée saisissante !
© Christophe Raynaud de Lage
À la friche de la Belle de Mai, sur la terrasse du restaurant Les Grandes Tables, un savant mélange de genre s’opère. D’un côté, une soirée queer s’amorce, de l’autre, une balade déambulatoire s’esquisse. Deux salles, deux ambiances. Ce n’est pas aussi tranché. Entre les talons hauts, les tenues extravagantes et les perruques des un.e.s, les sportwears, baskets des autres, des liens se tissent, des racines communes apparaissent. Histoire communautaire faite de combats, de luttes, de déghettoïsation servent de terreau à leurs expressions. Alors que le refrain d’un tube des années 1980 résonne au loin, les festivaliers s’installent au grand plateau. Un écran géant annonce la couleur. Le noir fait, des images défilent à toute vitesse. Des corps tournent, virevoltent, des battles s’improvisent, des défis s’organisent. Des mots bientôt s’impriment en blanc sur fond noir : krump, kollywood, Popping, house, vogging…. Tous font référence à des danses urbaines, des danses nées dans la rue, nées d’une oppression, d’une volonté de revendiquer, de s’exprimer. Le ton est donné. Les mots à fleur de peau de Bintou Dembélé prononcés juste après évoqueront ses courants artistiques qui ont su dépasser les frontières et les carcans sociaux, s’imposer et s’affirmer au fil du temps au cœur des institutions.
Des images chocs
Séparés en deux groupes, les spectateurs suivent deux chemins tracés, balisés par tout un staff portant casquettes, roses pour les uns, jaunes pour les autres. La promenade entremêlant, chant, danse, performance, passe entre les murs de béton graffés de la Friche de la Belle de Mai, s’attarde sur des terre-plein de terre, convie à une redécouverte de cette ancienne manufacture des tabacs de Marseille, devenue en 1992 un centre artistique et culture. Premier arrêt, un plateau immense quadrillé par des piliers gris. Quelques néons éclairent l’espace. Dans un coin, cachés aux premiers regards, une poignée des femmes et des hommes entourent et veillent un corps à terre. Gestes tendres, mesurés, délicats, scandés par des bruits de flash incessants, ils l’emportent à pas lents vers un ailleurs, un lieu d’exhibition, où il sera pendu devant un feu de joie en néon. Le tableau est saisissant, presque christique. Il réveille en chacun de nous des images de violence répressive, de guerre.
Plus loin, après une marche un peu longue en raison de la logistique un peu lourde du projet à travers de longs couloirs de cette ruche industrielle, sous le Module qui accueille une salle de création dédiée à la musique, une jeune femme (irradiante Célia Kameni) à la présence magnétique se glisse au cœur d’un cercle de lumière pour évoquer de sa voix opératique les amours exotiques, les passions inconstantes, les plaisirs galants. Mais c’est quand elle est rejointe par l’artiste d’origine guyanaise, Cintia Golitin, que débute un dialogue entre chant et danse que la magie des contrastes opère. L’atmosphère urbaine des lieux et les mouvements très pulsés de rites amérindiens mâtinés de hip-hop subliment la musique de Jean-Philippe Rameau. Le pari de Bintou Débemlé d’abattre les frontières entre art savant et cultures populaires est largement réussi. Mais l’artiste n’a pas dit son dernier mot.
Un shot de danse pure
Ménageant ses effets au long-cours, elle imagine une dernière étape, qui permet de rassembler le public, de l’emmener vers l’acmé de cette performance déambulatoire, un précipité survolté d’extraits chorégraphiques des Indes Galantes, qu’elle a créées à l’Opéra de Paris en 2019. L’effet est immédiat. L’écriture à fleur de peau de Bintou Dembélé, et le flow des corps en tension de ses onze danseurs, qu’elle rejoint exceptionnellement au plateau – un de ses interprètes ayant dû s’absenter – , agit comme une décharge pleine? de fièvre et de fougue. Entremêlant avec ingéniosité culture underground et baroque, elle offre une sorte de feu d’artifice chorégraphique d’une rare puissance visuelle et émotive.
Affranchissant les barrières, refusant les carcans, la chorégraphe poursuit son exploration de la mémoire du corps à travers le prisme de l’histoire coloniale et post-coloniale française et porte au plateau l’histoire de toutes ces danses urbaines qui ont su passer de la rue à la scène. Elle touche le divin, le sacré, quand s’organise, sur le cultissime air des Forêts paisibles des « battles ». Ses performeurs laissent exploser alors en un bouquet final incandescent, rage et fureur de vivre sous les encouragements des élèves de l’école de hip hop du Cré Scène13. Les frontières avec la salle tombent. Comme happés par les danseurs, les spectateurs et spectatrices quittent les gradins pour le dance-floor. Tous, toutes semblent communier comme un seul homme, une seule femme, sous le regard généreux et heureux de Bintou Dembélé. Bien qu’à chaque étape de sa belle tournée, G.R.O.O.V.E s’adapte au lieu qu’il investit l’essence du projet est là dans ce final transcendantal, qui vaut sans contexte les deux heures trente de déambulation. La parenthèse marseillaise refermée, c’est à l’Opéra Grand Avignon que se poursuit sa route. Ouvrant le festival, cet objet performatif non identifié n’a pas fini d’enflammer les cœurs et de réveiller les consciences !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Marseille
G.R.O.O.V.E. de Bintou Dembélé
Festival de Marseille
La Friche de la Belle de Mai
41 Rue Jobin
13003 Marseille
Tournée
du 5 au 10 juillet 2023 à l’Opéra Grand Avignon, Festival d’Avignon
du 5 au 7 octobre 2023 au Centre Pompidou, Paris
du 12 au 14 octobre 2023 à Anthéa, Antibes – avec le Théâtre national de Nice
Été 2024 à Châteauvallon-Liberté, Toulon
du 26 au 28 septembre 2024 au Théâtre d’Aix en Provence
Conception, chorégraphie, jeu de Bintou Dembélé
avec Wilfried Blé «Wolf», Marion Gallet, Cintia Golitin, Adrien Goulinet, Mohammed Medelsi «Med», Alexandre Moreau «Cyborg», Salomon Mpondo-Dicka «Bidjé», Féroz Sahoulamide, Marie Ndutiye, Juliana Roumbedakis, Guillaume Chan Ton, Moïse Kitoko ainsi que le Cré Scène13 avec Sara Ben Herri, Wilfried Ohouchou, David Fleury, Viola Luise Barner, Eryckson Roberto de Paula, Clotilde Penet, Kemuel Felipe Ribeiro Querendo Raulo, Ophélie Lopes Da Costa, Kalani Richardeau, Mohamed Ali Cherif aka Dlegz
Musiques enregistrées : Jean-Philippe Rameau – Les Indes galantes par l’Orchestre Cappella Mediterranea, Choeur de chambre de Namur, Direction Leonardo García Alarcón
David Lang – I lie, extr. de The Little Match Girl Passion, par l’ensemble Ars nova Copenhagen, direction Paul Hillier
Kronos Quartet – Pieces of Africa d’Ekitundu Ekisooka, I et II ; White Man Sleeps ; Wawshishijay
Création musicale et interprétation de Charles Amblard
Création vocale et interprétation – Célia Kaméni
Conception lumière de Benjamin Nesme
Costumes d’Anaïs Durand Munyankindi
Coordination artistique – Anthony Cazaux
Régie Générale – Philippe Mortelecque «Spike»