Au cloître des Célestins, la chorégraphe flamande remonte treize ans après et au même endroit sa création En Atendant, pièce d’anthologie où se déploie à la lumière naturelle tout son vocabulaire. Magistral !
© Christophe Raynaud de Lage
La terre, rien que de la terre. Pas de scène, simplement un rectangle dessiné au sol, légèrement humidifié, et les deux magnifiques platanes qui font la beauté du site. Anne Teresa de Keersmaeker connaît l’art de l’épure. S’emparant du cloître des Célestins, elle fait le choix d’un création in situ sans dénaturer la beauté du lieu, sans plus d’effet que la présence incroyable de ses interprètes, de ses musiciens et de la lumière du soleil déclinant qui danse sur les pierres de ce bâtiment édifié au XIVe siècle.
Présences magnétiques
Dans un silence relatif — le brouhaha étouffé des cafés et restaurants alentour sert de fond sonore —, un musicien, grand, sculptural, se place au centre de l’espace scénique, face au public. Avec lenteur, le flutiste porte son instrument au bout de ses lèvres. Le souffle court, saccadé, étonnement fatigué, il arrache à l’objet des sons étranges et performe une composition haletée, laquelle attire un pigeon qui semble fier d’être au centre de l’attention. À pas feutrés, côté cour, la chanteuse Annelies Van Gramberen, en jean et tee-shirt comme si de rien n’était, comme si elle était une touriste égarée, entame a cappella un chant datant du Moyen-âge. Puis c’est au tour de la danseuse Sophia Dinkel, élégante, gracieuse dans sa robe noire fluide dessinée par Anne-Catherine Kuntz — une splendeur, comme tout le reste des tous les costumes des danseuses — de faire son entrée, de se placer face à la soprano, comme pour la défier.
Le moment est suspendu. La cérémonie peut commencer. Déterminée, dans un silence quasi religieux, elle foule de ses baskets jaunes la terre humide, exécute avec une précision de métronome une série de gestes rapides, tranchants. Le style ATK est là dans sa plus belle expression, dans chaque mouvement, chaque bras tendu, chaque plié de jambes. Sur un banc placé au pied d’un des deux platanes, la chanteuse, qui discrètement s’est assise, est rejointe par deux musiciens — à la vielle et à la flûte à bec. Ensemble, ils entonnent : « En Atendant souffrir/En atendant souffrir m’estuet grief payne » (« En attendant, il me faut endurer de pénibles tourments »), la ballade du poète médiéval catalan Filipo de Caserta qui donne son nom à la pièce. Les notes et le chant s’élèvent dans la cour, touchent à l’intime, à la mélancolie. Petit à petit, les autres danseuses et danseurs — sept au total — entrent dans la ronde et se laissent porter par cette partition moyenâgeuse subtile qui nourrit l’écriture de la chorégraphe et qu’elle qualifie d’« hyper-sophistiquée, très mathématique, complexe, philosophique, presque abstraite ».
Un voyage dépouillé au cœur du mouvement
Subjugué par le ballet de corps qui se déploie devant ses yeux, le public retient son souffle. Vague humaine, les huit interprètes habitent l’espace, le traversent. Liés par une chaine invisible, ils se précipitent les uns sur les autres. Parfois, certains quittent le centre de la scène, mais toujours à vue, le regard toujours rivé sur ceux restés au plateau. Pas et gestes déliés, figures géométriques, pauses stylisées, bras levés et genoux relevés suspendus dans les airs, l’écriture à l’os d’Anne Teresa de Keersmaeker se déploie dans toute sa sobriété, sa nudité. Rien n’est jamais trop, tout est pensé. Véritable reine de cet Avignon, la Flamande saisit par l’art des contrastes passant d’une œuvre théâtrale, bouillonnante (Exit Above), elle présente avec cette recréation, un geste plus radical, plus astringent.
Lentement, le soleil décline. Naturellement, la pénombre s’installe. Le spleen l’emporte sur tout le reste. Les huit interprètes, dont six étaient de la création en 2010, se laissent glisser dans une sorte de langueur. Bien sûr, ils luttent, se débattent, mais c’est au sol que se terminent le plus souvent leurs vains mouvements. Les tableaux s’enchaînent avec une fluidité infinie. Certaines images sont d’une rare puissance poétique, tel Carlos Garbin offrant son torse glabre et tatoué dans un geste de rage, telle Marie Goudot nue allongée à même la terre ou tels ces corps entrelacés des danseurs forment des piétas humaines et vivantes.
Le temps a passé. La lumière s’en est allée. C’est dans la quasi-obscurité que Mark Lorimer habite une dernière fois la scène. Nu, il danse fiévreusement jusqu’à épuisement. Jusqu’au bout du jour, à l’orée de la nuit, En atendant d’Anne Teresa de Keersmaeker n’a rien perdu de son éclat. Véritable bijou dansé, cette pièce de répertoire de la compagnie Rosas est un pur chef d’œuvre !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Avignon
En Atendant d’Anne Teresa de Keersmaecker
Festival d’Avignon
Cloître des Célestins
Place des Corps Saints
84000 Avignon
Jusqu’au 25 juillet 2023 à 20h15
Durée 1h40
Chorégraphie d’Anne Teresa De Keersmaeker
Avec Boštjan Antončič, Sophia Dinkel, Carlos Garbin, Marie Goudot, Cynthia Loemij, Mark Lorimer, Sandy Williams, Sue-Yeon Youn et Michael Schmid (flûte)l’ensemble Cour et Cœur : Thomas Baeté (vièle), Bart Coen (flûtes à bec), Lieselot De Wilde ou Annelies Van Gramberen (chant, en alternance)
Direction musicale de Bart Coen
Scénographie de Michel François
Costumes d’Anne-Catherine Kunz
Créé en 2010 avec Boštjan Antončič, Carlos Garbin, Cynthia Loemij, Mark Lorimer, Mikael Marklund, Chrysa Parkinson, Sandy Williams, Sue-Yeon Youn
Direction des répétitions – Fumiyo Ikeda
Assistanat pour la reprise – Femke Gyselinck, Fumiyo Ikeda, Cynthia Loemij, Chrysa Parkinson, Michaël Pomero
Conseiller musicologique – Felicia Bockstael
Direction technique – Freek Boey assisté par Jonathan Maes
Technique – Jan Balfoort
Coordination artistique et planning – Anne Van Aerschot
Coordination des costumes – Emma Zune
Assistanat aux costumes – Els Van Buggenhout
Habillage – Emma Zune