L’amour n’a jamais connu de loi, et l’adaptation faite par Jeanne Desoubeaux de Carmen non plus. Créé au Théâtre de l’Aquarium, cet « opéra-paysage », comme l’appelle sa créatrice, commence par une leçon iconoclaste de consentement et intègre des ukulélés à sa Habanera. Pas d’égards. L’esprit libre, Desoubeaux recompose l’opéra de Georges Bizet et son livret signé Henri Meilhac et Ludovic Halévy avec une méthodologie féministe et une sensibilité hédoniste.
Il y a du beau monde à la Cartoucherie le soir de la première : l’itinérance a le vent en poupe et l’Aquarium a de belles réussites à faire valoir, attirant tout naturellement un public exigeant, amoureux du théâtre contemporain et, dans le cadre du festival Bruit, musical. Avoir ses quartiers route du Champ de Manœuvre est une aubaine pour Carmen, qui se déroule en grande partie en extérieur, simulant trois espaces : la place sévillane, la taverne et l’arène. Trois actes pour les quatre compris dans l’opéra de Bizet, la plaza de toros et le repaire des bandits se fondant dans un même décor à l’intérieur de la petite salle de l’Aquarium.
Autodéfense
Dans cette relecture, Frasquita (Agathe Peyrat) devient une coach d’autodéfense féministe — elle a le mérite de rappeler quelques principes basiques de consentement et de défense de l’intégrité corporelle — tandis que les soldats sont des caricatures d’hommes écervelés et vociférants au milieu desquels Don José (Martial Pauliat) apparaît d’abord davantage comme un bizu qu’un bourreau en puissance. Mais la relecture féministe de Carmen s’épanouit mieux dans la dramaturgie des points de vue qui accompagne le parcours que dans la dérision un peu éculée qui anime les dialogues. Ces traits, posant quelques questions d’adresse, notamment au regard de leur caractère infantilisant, brouillent un peu la clarté d’un projet esthétique dont le cœur véritable se situe dans des questions de regard et non de ton.
Étonnant pari que d’appliquer la pensée héritée de Laura Mulvey, théoricienne du male gaze au cinéma, dans une réécriture d’opéra. Mais Jeanne Desoubeaux est inventive, et donne à cette idée une forme mouvante. En trois actes, ce sont autant de partages de l’espace théâtral qui se donnent à expérimenter. D’abord acculés en rang au mur de l’Aquarium, comme les témoins attroupés d’une scène de rue s’étalant tout en long de jardin à cour, nous sommes ensuite plongés au milieu, littéralement, du tumultueux troquet de Lillas Pastia (Desoubeaux elle-même), après la fuite de prison de la belle Sévillane, campée par la sensible Anaïs Bertrand. Entre la petite scène, où officie un ensemble inattendu de micros et d’orgue électronique, et le bar, tout est vu de l’intérieur, comme pour revisiter d’un autre œil les dynamiques à l’œuvre dans les basculements du second acte, de l’apparition d’Escamillo (Jean-Christophe Lanièce) à la dispute de José et Carmen.
Rappel au réel
Joyeuse, généreuse et offerte au public, Carmen réinvente les airs célèbres de Bizet pour les tirer vers un territoire plus saltimbanque, anti-opératique, à la faveur des ingénieux arrangements de Jérémie Arcache et Igor Bouin (qui incarne Zuniga). Ce qui ne l’empêche pas, dans son troisième acte, de donner dans le grand spectacle. Arrivés dans la boîte noire, alors que nous regardons la scène, un second groupe de spectateurs assis autour d’un cercle de sable délimite deux actions parallèles. À l’intérieur de l’arène, Escamillo triomphe. À l’extérieur, Don José s’en prend à Carmen. Puis vient l’assassinat, le féminicide, que Desoubeaux choisit de montrer crûment, se défaisant in fine du décorum pour mieux rappeler au réel.
Entre ombre et lumière, cette conclusion le confirme : la metteuse en scène et sa scénographe, Cécilia Galli, font preuve d’une réjouissante intelligence de l’espace. Associée au talent de ses interprètes-instrumentistes (restent à citer Pauline Leroy, Solène Chevalier, Vincent Lochet et Flore Merlin), cette ingéniosité donne lieu à un spectacle qui perd en radicalité ce qu’il gagne en plaisir, mais compte comme un bel et généreux accomplissement de théâtre itinérant.
Samuel Gleyze-Esteban
Carmen d’après Georges Bizet
Festival BRUIT
Théâtre de l’Aquarium
La Cartoucherie
2 route du Champ de Manoeuvre, 75012 Paris
Du 29 juin au 1er juillet 2023
Durée 1h50
Tournée
Les 15 et 16 juillet 2023 à l’Abbaye de Port Royal des Champs avec le Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines et le Festival Paris l’été
Les 25 et 26 mai 2024 à L’Azimut, Châtenay Malabry
Du 7 au 9 juin 2024 au Festival Mémo en partenariat avec l’Opéra national de Lorraine, Nancy
Le 14 juin 2024 au Carreau, Scène nationale de Forbach et de l’Est mosellan
Du 12 au 15 septembre 2024 au Parc de Tessé, Le Mans
DU 20 au 22 septembre 2024 à l’Abbaye de Port Royal des Champs avec le Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines
Mise en scène Jeanne Desoubeaux
Avec : Anaïs Bertrand (Carmen), Igor Bouin (Zuniga), Solène Chevalier (violoncelle), Jeanne Desoubeaux (Lillas Pastia), Jean-Christophe Lanièce (Escamillo/Morales), Vincent Lochet (clarinette), Pauline Leroy (Mercedes), Flore Merlin (piano), Martial Pauliat (Don José), Agathe Peyrat (Frasquita)
Direction musicale Jérémie Arcache et Igor Bouin
Assistanat à la mise en scène Louise Moizan
Scénographie/espace/habillage Cécilia Galli
Costumes Alex Costantino assisté de Nathalie Matriciani
Maquillage Anne Kuntz
Régie générale Paul Amiel
Création et régie son François Lanièce
Régie plateau Redha Medjahed
Création lumière Thomas Coux