Pour aborder la comédie philosophique de Marivaux sur les relations entre maîtres et valets, sur le pouvoir et ses dérives, Christophe Lidon a eu la bonne idée d’imaginer que les acteurs de la troupe, en toute bonne foi, se rebellaient également contre leur directeur-metteur en scène. Ce bel hommage au théâtre est à découvrir sans faute à la Condition des soies, pendant le Festival Off d’Avignon.
© Barbara Buchemann-Cotterot
Dès que l’on pénètre dans la salle, on est saisi par la puissance du décor. Le metteur en scène Christophe Lidon aime soigner ses scénographies. Des voiles, qui rappellent celle d’un navire sont suspendues dans les airs. Sur le cyclo du fond, une toile peinte ouvre notre horizon sur l’infini de la mer. Les vagues viennent s’échouer sur une plage abandonnée de tout humain. On est vraiment sur l’île…
Une mise en abîme
Puis l’on remarque qu’à un bout de la salle, un comédien lit pour lui-même un texte pendant que les autres s’affairent, l’un à la mise en place de ses accessoires, l’autre à sa robe qu’il faut lacer (magnifiques costumes de Chouchane Abello Tcherpachian). Ils se préparent à jouer. On sent la fébrilité de cet instant magique où les personnages ne sont pas encore arrivés dans leur chair et dans leurs esprits.
Cette cérémonie de l’entre-deux mondes, le quotidien et la pièce à interpréter sont comme une cérémonie que les acteurs vivent chacun à la manière. On sent qu’une petite tension trouble cette troupe prête à affronter les spectateurs. La révolte n’est pas loin… Ils en ont après leur directeur et metteur en scène (génial Thomas Cousseau) qui s’est attribué le personnage de Trivelin. Pris dans les difficultés financières dues à la baisse des subventions, il n’arrive plus à payer leurs « gages » et leur parle de moins en moins bien. Subrepticement, entre les scènes, les règlements de compte et prises de bec s’enchaînent pour notre plus grand plaisir.
Cette partie n’est pas de Marivaux, mais de Valérie Alane (Mister Cauchemar, Zéro s’est endormi, Irruption). L’autrice est une comédienne, une enfant de la balle qui connaît bien le monde du théâtre. Son texte additionnel est excellent. Il n’entache en rien la pièce parce que le metteur en scène, avec la complicité de Michael Stampe (FX, L’art de Suzanne Brut, L’installation de la peur, La légende d’une vie), l’a judicieusement entremêlé au texte original. Ce croisement de fils entre le XXIe et le XVIIIe siècle montre que, si le monde a bougé, certaines choses n’ont pas changé. Et la question demeure : « Le pouvoir entraînerait-il intrinsèquement l’abus ? »
L’incessant naufrage du monde
Une tempête a jeté des naufragés sur les rives d’une plage. Très vite, ils identifient le lieu où ils se sont échoués. C’est L’île des esclaves, là où, il y a bien des années, une révolution a bouleversé l’ordre politique. Selon les lois de cette république, maîtres et valets doivent échanger leurs conditions. Ainsi Iphicrate (candide Armand Eloi) devient l’esclave de son valet Arlequin (impayable Vincent Lorimy), Euphrosine (irrésistible Valérie Alane), la bonne de sa suivante Cléanthis (touchante Morgane Lombard). Si la Révolution française n’est pas loin, Marivaux n’en pose pas les jalons. N’en faisons pas non plus un Marxiste avant l’heure ! En abordant le rapport maître/esclave, ceux fondés sur un paternalisme des plus classiques, l’auteur incite plutôt ses contemporains à se comporter avec générosité et responsabilité.
Dans la dispute entre les comédiens et comédiennes, on retrouve les dysfonctionnements des rapports. La colère des comédiens contre l’autorité abusive du Patron, celle des comédiennes qui aimeraient bien qu’un jour on ne les maltraite plus par des mots et des réflexions… Rappelons que dans sa pièce La Colonie, Marivaux avait inventé une île (encore !) où les femmes avaient eu l’idée de prendre le pouvoir ! En dénonçant les institutions de la société de son époque, pouvait-il imaginer qu’elles feraient, trois siècles plus tard, encore écho ?
Un théâtre populaire exigeant
Christophe Lidon a insufflé un souffle vivifiant à ses comédiens et comédiennes. Sa distribution est parfaite. Chacun est à sa place. Ils donnent parfaitement corps à leur personnage, qu’ils soient ceux de Marivaux ou de Alane. Ainsi les passages entre le dehors-dedans, scène-coulisse, se déroulent sans que l’on perde le fil. Ce n’est pas la première fois qu’il montre cet espace, entre la création et la représentation. En 2021, il nous avait régalés avec son Dom Juan – répétition d’un jour. À la tête du Cado d’Orléans, Centre national de création Orléans-Loiret depuis huit ans, l’artiste est au service du théâtre. Un univers qu’il aime profondément et connaît parfaitement. Pour cette année, ce grand habitué du festival Off d’Avignon a décidé, plus que jamais de célébrer l’art dramatique et les artisans qui le font vivre, avec L’île des esclaves et Agathe Royale, deux pièces qui glorifient notre appétence pour le théâtre.
Marie-Céline Nivière – Envoyée spéciale à Avignon
L’île des esclaves de Marivau
Cado d’Orléans, Centre National de Création Orléans – Loiret
Boulevard Pierre Ségelle
45000 Orléans.
Du 20 septembre au 1er octobre 2023.
Festival Off Avignon – La condition des soies
13 rue de la Croix 84000 Avignon
Du 7 au 29 juillet à 19h30, relâche les mardis
Durée 1h20
Mise en scène de Christophe Lidon
Assistée de Mia Koumpan
Adaptation de Michael Stampe
Textes additionnels de Valérie Alane
Avec Valérie Alane, Thomas Cousseau, Armand Eloi, Morgane Lombard, Vincent Lorimy
Lumières de Cyril Manetta
Costumes de Chouchane Abello Tcherpachian
Musiques de Cyril Giroux.