Sous la France de Vichy, il fallait se débrouiller pour ne pas se faire arrêter, ne pas être déporté, mais aussi pour manger, s’amuser et résister… Franck Le Hen réunit dans sa comédie un trio d’invisibles qui nous offrent une belle leçon d’histoire et d’humanité. À voir au Lucernaire, cet été.
©Sandra Sanji
Automne 1942, l’année où tout s’aggrave. La zone libre ne l’est plus. Pierre Laval a été rappelé au gouvernement. L’obligation de porter l’étoile jaune est instaurée. Les premières déportations massives des Juifs sont organisées. Quarante-neuf convois partent entre mars et décembre. En juillet a lieu la rafle du Vel’d’Hiv. À l’Est, la Bataille de Stalingrad a commencé. La pièce se termine en 1944, après la libération, quand la France voit fleurir les résistants de la dernière heure. Prêts à tout pour sauver leur peau, ces héroïques salauds n’hésitent pas à dénoncer leur voisin, souvent de véritable résistants, et à tondre leurs voisines. La paix est revenue. Mais à quel prix ?
Quand les différences font la différence
Ce n’est pas la première fois que le rire a été choisi comme arme de guerre contre cette période noire, avec des œuvres comme La grande vadrouille, Le mur de l’Atlantique, Papy fait de la résistance, pour n’en citer que quelques-uns. Franck Le Hen a le sens des répliques et des rebondissements, ingrédients nécessaires à la comédie. Fortement documenté, il ne laisse rien au hasard, pour rappeler aux spectateurs les grandes lignes qui jalonnent leur histoire. Qui est celle du quotidien peu ordinaire que vont vivre trois « invisibles », trois personnages aussi attachants qu’irritants. Parce qu’ils sont le reflet de nos lâchetés et de nos bravoures. Demeure la question, qui n’aura jamais de réponse : qu’aurions-nous fait ?
Le premier des trois est celui par qui tout arrive. Jean est un homosexuel qui, par amour, est devenu un « vieux » zazou, de ces jeunes qui revendiquaient leur amour du jazz et leur défiance vis-à-vis des autorités. En 1942, ces excentriques n’hésitent pas à aborder, sur leurs grandes vestes à carreaux, une étoile jaune avec « Zazou » écrit dessus. Ce qui vaut à certains la déportation en camps de travail.
C’est ce qui est arrive à l’homme de sa vie, Charles. C’est la débâcle pour Jean, qui fuit Paris pour la Picardie, où vit sa cousine. Blessé durant son périple, il est sauvé par Paul, un jeune handicapé moteur qui l’héberge dans sa chambre d’hôpital psychiatrique. Les deux années de cohabitation forcée lui apprennent à modifier son rapport aux autres. Ce personnage haut en couleur qui aime la musique et les traits d’esprit est interprété, avec parfois un peu de force, mais toujours avec une belle sincérité, par l’auteur lui-même.
Un idiot du village au cœur gros
Paul est handicapé moteur depuis sa naissance. Une maladie dégénérative a fait que ses membres ne se coordonnent pas bien du tout, que sa parole ne fuse pas de manière limpide. Mais, dans sa tête, il a tout ce qu’il faut de neurones pour bien comprendre tout ce qui se passe autour de lui. Sa famille l’a abandonné aux mains des médecins de l’asile du coin. Les électrodes, il connaît. L’hôpital a fermé par manque de sous, il est resté. Et depuis, puisque personne ne le remarque, il fait de la résistance.
Ce personnage à la lucidité extraordinaire est fort émouvant. Tout comme Jean, on a peur pour lui. Que va-t-il devenir après la libération ? Parce que comme il le rappelle, les Américains, les rois de la lobotomie, ne sont pas si éloignés des nazis et de leur Aktion T4. L’auteur a écrit ce beau rôle tout spécialement pour Matthieu Nina. Ce comédien et humoriste a été victime d’un accident à l’âge de dix ans qui lui a laissé des séquelles motrices. Avec ses fragilités et ses forces, il incarne, sans forcer le trait, Paul, le roi de cette P’tite débrouille !
La femme se rebelle et se libère
Michèle est une représentante parfaite de la majorité des femmes de cette période. Elle a épousé un homme qu’elle n’aime pas, pour faire plaisir aux parents. On lui a appris à penser comme lui et, surtout, à se taire. Elle aime le Maréchal parce qu’il est le sauveur de la France ! C’est ce que dit Radio Paris, celle qui ment, et c’est ce que lui a asséné aussi son mari, avant de partir comme travailleur volontaire en Allemagne. Il lui a laissé la ferme. Comme elle ne s’en sortait pas, on lui a pris ses enfants. Auprès de ces deux hommes pas comme les autres, elle apprend à s’émanciper et à appréhender le monde. Et elle reporte toute son affection refoulée à cette petite Sarah, sauvée d’une mort certaine. Avec sa gueule d’Arletty à l’accent Ch’ti, Mélanie Kah est étonnante.
La mise en scène très réaliste de Coralie Baroux instaure un classicisme qui ne va pas sans rappeler un décor de cinéma. Jean est toujours au centre des événements et autour de lui, Paul entre par cour, Michèle par jardin ! Ce petit bémol passé, la scénographie, les lumières, les costumes, les musiques et les sons habillent à merveille cette histoire qui, par son final, atteint son but, celui de toucher le public avec cette belle traversée de sentiments.
Marie-Céline Nivière
La p’tite débrouille de Franck Le Hen.
Lucernaire
53 rue Notre-Dame-des-Champs
75006 Paris.
Du 16 juin au 20 août 2023.
Du mercredi au samedi à 21h, dimanche à 18h.
Durée 1h20.
Mise en scène de Coralie Baroux,
Assistée d’Inès Garrod.
Avec Franck Le Hen, Mélanie KahetMatthieu Nina.
Voix off de l’américain de Roddy Julienne, de l’allemand d’Olivier Baroux
Musique de Vincent Belle.
Lumière d’Aurélie Hafner.
Costumes de Bruno Marchini.
Décors de Coralie Baroux et Isabelle Delbecq.
Brocante de Bû de Fabien Mazenaud.
Chorégraphie deJeanne Ignatieffet Paul Gosselin.