Ouvert aux quatre vents et traversé par l’ère #MeToo, le travail mené par Jeanne Desoubeaux, Jérémie Arcache et Igor Bouin autour de Carmen ne s’embarrasse pas de politesses vis-à-vis de l’œuvre de Georges Bizet. L’opéra itinérant verra le jour le 29 juin au Théâtre de l’Aquarium dans le cadre du festival musico-théâtral Bruit puis poursuivra sa route à Paris l’Été. Au milieu des répétitions, la metteuse en scène à la tête de la compagnie Maurice et les autres parle de paysage, de male gaze et d’écriture impure.
© Souffle
Comment en êtes-vous venue à vous attaquer au monument Carmen ?
Jeanne Desoubeaux : La compagnie navigue entre le théâtre et l’opéra depuis sa création. La manière dont on traite Carmen avec Igor [Bouin]et Jérémie [Arcache] — je dis « on » parce qu’on porte vraiment le projet à trois — s’inscrit dans la démarche de la compagnie, qui vise à sortir l’opéra de ses murs dorés. C’est très clair dans ce que l’on fait cette fois-ci, mais même lorsque l’on crée dans les théâtres, on veille à ce qu’il n’y ait pas de prérequis nécessaires du côté des spectateurs pour entrer dans un opéra ; qu’il ne faille pas réfléchir à comment telle scène a été jouée par rapport aux mises en scène précédentes, mais que l’on puisse y poser un œil neuf ou néophyte — ce qui ne veut pas dire idiot. Et ce qui est dingue avec Carmen, c’est que même si l’on n’a aucune culture opératique, on a déjà la musique en tête. Notre démarche est politique : travailler à une ouverture, sans être pédagogique ou didactique, et sans que cela signifie que le propos, la forme ou le geste soient dénués de complexités, ne soient pas complets.
Vous avez fait le choix d’un format itinérant, ce que vous nommez un « opéra-paysage ». Comment se passe le travail ?
Jeanne Desoubeaux : C’est le bordel ! En extérieur, les choses s’éparpillent beaucoup plus. Il faut s’adapter à chaque lieu. On est au début de la quatrième semaine de répétitions scéniques après les répétitions musicales. On a travaillé une semaine à l’Aquarium, puis une semaine à la Ferme de Villefavard, un centre culturel de rencontre incroyable et trop méconnu dans le Limousin, et désormais à l’abbaye de Port-Royal des Champs, dans les Yvelines, en partenariat avec la Scéne nationale de Saint-Quentin et le festival Paris L’Été. Tous sont des lieux partenaires dans lesquels on va jouer. Notre décor, c’est d’abord le paysage, mais aussi le regard du spectateur. Il faut monter deux à trois cents assises pour que l’espace scénique prenne forme dans un paysage donné. Par exemple, l’acte I se déroule dans une rue, avec l’idée du passage, et d’un bout à l’autre de cette rue, les spectateurs n’ont pas du tout la même vision. L’acte II a pour décor une taverne au milieu de la forêt. Le spectateur y est intégré comme s’il était l’un des clients, son regard se déploie à 360 degrés, il n’est pas cadré, c’est la dramaturgie qui vient ensuite le focaliser.
Vous parlez de cadrage, de focales ; ailleurs, vous citez le concept de male gaze de Laura Mulvey et sa récente relecture par Iris Brey. Comment conjuguez-vous cette grammaire photographique et cinématographique au travail de mise en scène ?
Jeanne Desoubeaux : Le cinéma et le théâtre entretiennent beaucoup de liens, au-delà de ce dispositif particulier. Je ne suis pas la seule à le faire. Mais il y a quelque chose de propre au rapport entre le paysage et ces idées-là. Je m’appuie sur les développements d’Alexandre Koutchevsky, qui a théorisé le théâtre-paysage, que j’ai renommé opéra-paysage. La manière dont le focus est fait par la mise en scène y est d’autant plus lié à une forme de contrainte. Parfois, comme dans le premier acte, il y a quelque chose d’inconfortable pour le spectateur, de très cadré, volontairement pas bien fait. On remet en question les mécanismes de l’opéra, où tout le monde est assis et supposément bien disposé par rapport au son, à travers ces cadrages. Pour ce qui est d’Iris Brey, Laura Mulvey du male gaze, c’est une question de mise en scène. Je défends une assertion quelque peu radicale vis-à-vis de l’œuvre, selon laquelle aucune justification ne peut possiblement être donnée au meurtre qui a lieu dans la fiction. En conséquence, on ne peut pas traiter Don José avec apitoiement. À la fin de l’opéra original, la manière dont la musique est écrite pose vraiment question : Bizet conclut avec une phrase lyrique, accompagnée par l’orchestre, à la fin de laquelle le public est porté à applaudir à tout rompre, juste après que Don José a avoué son meurtre. C’est problématique. Mais il est difficile de toucher à la musique dans les lieux dédiés à l’opéra.
Vous n’auriez pas pu écrire ce Carmen pour un opéra ?
Jeanne Desoubeaux : C’est surtout que cela n’aurait pas fait sens de le monter dans un opéra. Pour la raison évidente de l’extérieur, mais aussi parce que ce n’est pas une démarche dédiée aux maisons d’opéra, lesquelles ont aussi, souvent ,un orchestre et un choeur constituant les forces vives de leurs propositions. Mais notre Carmen est soutenu par plusieurs maisons d’opéra qui s’engagent à faire des propositions hors-les-murs et décalées par rapport à leur programmation habituelle.
Le dispositif déambulatoire constitue-t-il, pour vous, un moyen d’aller vers d’autres publics ?
Jeanne Desoubeaux : Ça fait partie des bases de la démarche, forcément. En jouant en extérieur, nous espérons que des passants entendent, assistent à un bout du spectacle et reviennent le lendemain. En répétions, c’est déjà le cas. Quand on travaille en extérieur, il y a toujours du public. Il y a des spectacles qui peuvent se répéter en huis-clos, celui-là, non. Nous avons fait des sorties de résidence avec une centaine de spectateurs à chaque fois, et là tout prend son sens. L’idée est de montrer, donner à voir le travail mené le plus souvent en boîte noire.
Vous êtes tout à fait à votre place dans le Théâtre de l’Aquarium, dirigé par l’équipe La Vie brève, et dans le festival Bruit, dédié à ce que l’on appelle théâtre musical…
Jeanne Desoubeaux : C’est la première fois que je participe à Bruit, mais je suis artiste associée au théâtre depuis 2022. Jeanne [Candel], Élaine [Méric] et Marion [Bois] m’ont fait cette proposition qui m’a évidemment beaucoup touchée. Nous ne menons pas du tout le même travail. L’écriture de plateau par exemple est un des savoirs-faire de La Vie Brève, moi je ne sais pas faire ça. Ça crée des formes qui ont peu à voir entre elles. L’Aquarium nous permet de répéter dans un cadre exceptionnel, en plus d’inscrire notre travail au sein d’une maison dans laquelle Samuel Achache et Jeanne Candel ont mené un vrai travail de pionniers sur le front du théâtre musical.
Pouvez-vous nous parler de votre collaboration triangulaire avec Igor Bouin et Jérémie Arcache, qui s’occupent de la direction musicale sur Carmen ?
Jeanne Desoubeaux : Ça fait très longtemps que je travaille avec l’un et l’autre, mais c’est la première fois que nous collaborons tous les trois. Sur ce spectacle, ce qui est nouveau, et qui en même temps s’inscrit dans une suite logique, c’est le fait que les choses s’entremêlent bien au-delà de nos rôles définis. Pas un arrangement n’est écrit en dehors de ce que l’on veut faire sur scène. Pas de musique créée hors sol. On ne fonctionne pas comme à l’opéra, en écrivant la musique puis en passant ensuite au plateau. Jérémie et Igor sont très investis dans ce que l’on raconte. Ça ne va pas de soi dans le champ de la musique classique. Ils ont écrit pour une équipe très particulière : une pianiste, un clarinettiste, une violoncelliste, et des chanteurs qui sont aussi instrumentistes de formation. Cet instrumentarium crée des arrangements très particuliers. S’y invitent des ukulélés, un trombone, une trompette, ou un orgue Philicorda, avec une couleur pas du tout attendue à l’opéra.
Au-delà du travail de votre compagnie, quel regard portez-vous sur les croisements entre le théâtre et la musique et sur le théâtre musical ? S’agit-il par nature d’un espace de liberté ?
Jeanne Desoubeaux : Ce qui est génial sur ces dix dernières années, c’est le gros boom qui a eu lieu dans le théâtre musical, au sein duquel Candel et Achache ont su imposé une autre manière de faire. J’ai sans aucun doute été marquée par leur liberté. Je me suis autorisé à penser certaines choses parce qu’ils avaient ouvert la voie. Aujourd’hui, je vois la musique classique tendre vers le théâtre, et le théâtre tendre vers la musique. Mais j’ai l’impression que du côté du classique, il y a encore du chemin à faire. Quand il y a un geste fort à l’opéra, en terme de liberté vis-à-vis des œuvres, on est encore à dix pour cent de ce qui peut être fait au théâtre. Non pas qu’il faille tout bidouiller, tout le temps, mais il s’agit de s’autoriser à questionner, au sein de l’institution, les codes et le regard sur les œuvres. J’ai été marquée par une génération de metteurs en scène dits plus classiques qui montaient une oeuvre parce qu’elle résonnait avec notre époque. Lorsque Sivadier montait Un Ennemi du peuple, c’était pour en affirmer le sens dans le contexte contemporain.
Comme Bernard Sobel qui montait cette année La Mort d’Empédocle en affirmant la juste place de la langue d’Hölderlin dans le monde d’aujourd’hui. Vous avez justement travaillé avec Sobel en tant qu’interprète…
Jeanne Desoubeaux : Je parle de Sivadier, mais j’aurais tout aussi bien pu citer Sobel. Depuis des années, je l’entends tout le temps parler de cette chose relativement classique pour les théâtreux : la résonance avec le présent. Sobel est un politique du théâtre, et c’est ce que j’ai envie de porter en héritage. Après, les choses sont plus compliquées entre le théâtre et l’opéra, parce que les démarches ne sont pas les mêmes. L’opéra adopte une démarche historique et élitiste, et bouger les lignes est compliqué. Mais en réalité, une version de Carmen qui ne trahirait pas, ça n’existe pas. Ou alors, ça n’a pas de sens en ces termes. Avec Agnès Terrier de l’Opéra Comique, j’ai appris que la Habanera était le résultat de bien plus que le travail d’un compositeur seul dans sa chambre. Bizet avait proposé un air très charmant et léger à Célestine Galli-Marié, la comédienne qui avait créé le rôle, et c’est elle qui, insatisfaite, a demandé quelque chose de plus étrange et dangereux. Bizet a alors pompé l’air d’un compositeur espagnol de l’époque et à écrit lui-même les paroles dessus, ce qui devait être le travail des librettistes. C’est ensuite lors des premières répétitions avec Galli-Marié que les paroles écrites par Bizet, « si tu m’aimes, tant pis pour toi », se transforment en « si je t’aime, prends garde à toi ». La Habanera, cet air mondialement connu, est le résultat d’un pompage puis d’un travail collectif durant lequel personne n’est à l’endroit où il doit être.
Et comment, dans ce réexamen de l’œuvre, s’accommode-t-on des possibles allégeances à l’auteur ?
Jeanne Desoubeaux : Bidouiller les œuvres ne me fait ni chaud, ni froid. Je ne trouve pas que ce soit heurtant. Je n’ai aucun scrupule à réécrire, dépoussiérer, changer des mots pour d’autres… Je ne pense pas en termes de trahison, ni même en terme de rendre service aux intentions d’un auteur. Il y a selon moi un malentendu sur ce à quoi servent les œuvres et la façon dont elles sont construites au départ. Bizet a continué à modifier Carmen de la première représentation à la trente-troisième, jusqu’à sa mort. Penser que l’on puisse rendre l’œuvre dans son essence est une impasse. La mise en scène est inépuisable.
Propos recueillis par Samuel Gleyze-Esteban
Carmen d’après Georges Bizet
Festival BRUIT
Théâtre de l’Aquarium
La Cartoucherie
2 route du Champ de Manoeuvre, 75012 Paris
Du 29 juin au 1er juillet 2023
Durée 1h50
Tournée
Les 15 et 16 juillet au Théâtre de Saint-Quentin en Yvelines – Scène nationale dans le cadre du festival Paris l’Été
De mai à juillet 2024 : Théâtre de Caen ; L’Azimut, Antony/Chatenay-Malabry ; Opéra National de Lorraine ; Le Carreau, Scène Nationale de Forbach
Au printemps 2025 à l’Opéra de Limoges
Mise en scène : Jeanne Desoubeaux
Direction musicale : Jérémie Arcache et Igor Bouin
Assistanat à la mise en scène : Louise Moizan
Scénographie / espace / habillage : Cécilia Galli
Costumes : Alex Costantino
Régie générale : Paul Amiel
Création son : François Lanièce
Régie plateau : Redha Medjahed
Avec : Anaïs Bertrand (Carmen), Igor Bouin (Zuniga), Solène Chevalier (violoncelle), Jeanne Desoubeaux (Lillas Pastia), Jean-Christophe Lanièce (Escamillo/Morales), Vincent Lochet (clarinette), Pauline Leroy (Mercedes), Flore Merlin (piano), Martial Pauliat (Don José), Agathe Peyrat (Frasquita)