Aux abords de la mer Noire, en Bulgarie, se tenait début juin le festival international Varna Summer, mêlant théâtre, danse et performance. Inégale, cette trente-et-unième édition réservait néanmoins quelques belles surprises.
Orpheus de Jernej Lorenci ©Stefan N. Shterev
Le festival international de théâtre Varna Summer a de la chance : il s’établit aux abords de la mer noire pour dix jours, début juin, sous le soleil des Balkans. Varna, grande cité portuaire de Bulgarie, ville festive et poétique, accueille cette année sa trente-et-unième édition. Autour des artères piétonnes du bord de plage, les points d’ancrage de la manifestation déploient une sélection qui met à l’honneur la création bulgare et invite des artistes du reste de l’Europe.
Fallait pas
Le théâtre bulgare voyage peu jusqu’en France, à l’exception d’un Galin Stoev, mais la pièce Fallait pas dire ! (You shouldn’t have said so !) de Salomé Lelouch a, elle, effectué le chemin inverse. En 2021, l’autrice écrivait la pièce pour Evelyne Bouix, sa mère, et Pierre Arditi, son beau-père. À Varna, Teodora Duhovnikova et Zachary Bacharov reprennent le flambeau dans une mise en scène de Javor Gardev, un ténor du théâtre bulgare. Le couple se chamaille, se reproche des mots en trop, comme l’aveu à la belle-mère que son traditionnel gâteau du dimanche est trop sec. Tournant sur un schéma de saynètes conjugales répétées à l’envi, le texte brasse des thèmes en vogue comme l’écologie, le mouvement #MeToo ou les identités de genre. Adaptable à toutes les thématiques soufflées par le vent, il semble qu’ici, le dispositif comique serve ici surtout à maintenir en place les préjugés dont il fait sa matière.
Il ne faudra pas non plus regarder du côté de Silk, dont les excès de pompe et l’apparat étouffant n’auront pas suffi à occulter l’inconscient orientaliste. Dès les premières secondes, la pièce pose son écrin ultra-ornemental, suramplifié et nappé de musique de bout en bout. L’actrice et metteuse en scène bulgare Diana Dobreva, directrice du théâtre national Ivan Vazov à Sofia, adapte Soie, le roman d’Alessandro Baricco publié en 1997. Cette épopée en fragments d’un négociant de vers de soie entre l’Ardèche et le Japon a du mal à séparer le bon grain de l’ivraie lorsqu’elle convoque ses images d’Épinal d’un Orient peuplé de femmes dociles. L’évocation rapide, mais toute aussi digne d’une carte postale, de la France des champs de lavande excuse, sur le mode du « tous logés à la même enseigne », le fétichisme vis-à-vis du pays du soleil levant où une maîtresse attend le héros, Hervé Joncour. Les paysages que celui-ci traverse deviennent des fantasmes sans enjeux à l’intérieur desquels ne restent à voir, peut-être, que le défilé maximaliste des costumes de Marina Raychinova.
Pleins feux
On frémit alors : enchaîne-t-on les déceptions dans ce festival pourtant plein de promesses, deux grands metteurs en scène nationaux, Gardev et Dobreva, ayant ainsi échoué à nous séduire ? À la recherche de la création bulgare, n’aurions-nous donc eu droit, pour commencer, qu’à la mise en scène d’une pièce française qui peine à convaincre, et une adaptation ambitieuse mais surchargée d’effets et d’images clicheteuses ? Pour le national, il valait déjà mieux détourner le regard vers d’autres lieux du festival. Et déjà, en sortant du grand théâtre, d’autres feux, plus naïfs, animaient Soul:Awakening de la Fire Theatre Mime Company, menée par Elena Pap et Plamen Radev. On devinera à son nom ce qui occupe cette petite troupe bulgare, et ce spectacle expressif de quarante minutes déroulé sur la grande place Nezavisimost, devant le grand théâtre, n’est rien d’autre d’une démonstration du savoir-faire de ces artistes avec les flammes. Étrangement brinquebalant, consistant à l’éternelle répétition d’un même enchaînement de batailles contre des créatures mythologiques (des dragons, Médusa…) et de scènes de communauté apaisée (on croit toucher à la fin au moins à trois reprises), ce travail très old school, par la profusion de ses artifices et surprises pyrotechniques, fait néanmoins naître un émerveillement candide, enfantin, au milieu de la ville.
Dans Lungs de Duncan Macmillan, comme chez Lelouch, il est encore une fois affaire de tête-à-tête conjugal, mais la matière est autrement plus émotive. Un homme et une femme traversent des phases successives de leur relation — grossesse, fausse couche, rupture, retrouvailles — au gré d’un texte sensible. Sur scène, le duo charismatique formé par Elena Telbis et Boyko Krastanov évolue dans un dispositif dénudé, volontairement limité à un jeu de lumières qui se déploie comme une partition, presque un chapitrage : chaque scène possède son propre découpage lumineux, immobile, et la pièce se conclut en rejouant précisément, en accéléré, cet enchaînement de lumières comme un retour fantomatique des événements et affects du passé à l’instant où la relation semble atteindre son point d’arrivée. Ironiquement, ce passage de fin met en exergue le caractère très réglé de la mise en scène de Mariy Rosen, laquelle tend un peu trop à se résumer à la simple exécution de sa partition.
Côté danse et performance, on se trouve face à une pièce chorégraphique pour quatre danseurs, Freefall de Marion Darova, où des figures entre l’homme et l’animal apprennent à faire communauté, laquelle, très nourrie d’influences, produit quelques visions intéressantes mais manque d’invention. Plus loin, cachée dans un ancien bunker nommé ReBonkers, Peripatetic, la proposition originale de Venelin Shurelov, arrive indubitablement à installer quelque chose de singulier : une ambiance (froide, humide et mécanique), une image (un mannequin en costume chapeauté d’un crâne de sanglier faisant des aller-retours dans une bassine de pétrole, et son alter ego humain gravitant autour) et une situation (après avoir percuté la bête en voiture, l’homme, dans les limbes, parle avec l’hybride accidenté d’humain, d’animal et de machine). Mais la performance, bien qu’habile, peine à dépasser l’exposition de signifiants, et se clôt justement sur une liste de mots-clés très contemporains — « post anthropocene, hybrid entanglements, social darwinism, protein engineering, directed evolution, digital immortality , cybernetics, gender theory » qui résume le cœur de ses préoccupations. L’agitation poétique de signes laissés en surface s’assume à moitié derrière une façade discursive qui cherche en fait son vrai sens.
Paroles de Mroué
Ce n’est pas une surprise quand on sait la richesse de la création libanaise, mais l’une des plus belles choses vues en ce festival sera venue du pays du cèdre. Rabih Mroué reprend dans le théâtre de marionnettes de Varna sa pièce Riding on a cloud, une performance de 2013. Plus proche de l’art multimédia que du théâtre, cette « conférence non académique », comme l’auteur les appelle, accompagne Yasser Mroué, son frère, dans la reconstitution d’une biographie éclatée. Pendant la guerre civile, un sniper lui tirait une balle dans la tête, touchant une partie de son cerveau. La victime s’en sort, mais les séquelles brouillent sa mémoire, sa parole et le souvenir des visages qu’il croise. Il faut pouvoir fixer une image du monde, un caméscope l’y aide.
Sur scène, il c’est à travers cette vaste archive de petites œuvres vidéo constituée quotidiennement qu’il rembobine sa vie. Le montage est effectué en direct, Mroué manipulant sur deux magnétoscopes distincts l’image projetée et le son. Riding on a cloud s’inscrit ainsi pleinement dans l’interstice fertile qui joint la scène et l’art vidéo. Si ces très courts métrages s’en tiennent chacun à une idée propre et resserrée, ils composent ensemble un kaléidoscope incroyablement poétique et riche. Ce travail rappelle parfois Harun Farocki, lorsqu’il cherche la source de son mal dans l’image glaçante d’un balcon vide où était juché le tireur, et à d’autres moments Ingmar Bergman, dans sa manière de scruter le visage photographié. Ensemble, comme dans un jeu de pistes, ces indices mis bout à bout dressent un très beau portrait d’homme.
Orphée à l’Est
Mais c’est avec Orpheus, une pièce venue de Slovénie, que le festival nous offre sa découverte la plus précieuse, celle qui nous aura donné le plus le sentiment d’y être, au théâtre, dans cet espace à la fois d’abandon à la diégèse et de communion sociale. Tel sentiment advient au gré des passages de la pleine clarté à l’obscurité totale orchestrés par le metteur en scène, Jernej Lorenci, lesquels, successivement, intègrent puis dissolvent le public dans la salle du théâtre Bacharov — la plus saisissante et roborative des scansions lumineuses que ce festival, voire cette saison, nous aura offertes. Sans doute aussi que cette adaptation du mythe d’Orphée ouverte sur l’horizon plus large des héros grecs (Lorenciu a déjà signé, entre autres, une Iliade et une Orestie) invite-t-elle chacun, et c’est le propre des grands mythes, à se replacer dans le lieu et l’instant dans lequel l’adaptation advient.
Nous voilà donc face à cette troupe du Théâtre national Ivan Vazov de Sofia pour une pièce qui démarre sous des augures noirs et ne cesse, de là, de s’illuminer et s’assombrir à nouveau, au rythme des péripéties du récit orphique — un mariage vraiment célébré par une troupe qui soudain s’exprime en son nom propre, la mort soudaine d’Eurydice, la descente aux enfers du héros pendant vingt minutes d’entracte, les retrouvailles et la perte définitive, brillamment amorcée. Les lumières s’amoncellent peu à peu sur le proscenium auquel Lorenci circonscrit sa pièce, jusqu’à cacher les surtitres, à notre grand effroi (mais la grammaire scénique du Slovène, affirmée de création en création, se lit parfaitement seule). Orphée est détaché et mutique. Deyan Donkov lui donne une puissance ténébreuse considérable. Mais il fait face à un ensemble protéiforme, musicien et bricoleur, qui finit même par éclater Eurydice, après sa mort, dans un chœur d’interprètes féminines. Il est rare, et toujours réjouissant, de sentir si sensible la présence mutuelle du public et de ce qui se passe sur scène. Lorenci ne tourne pas en Europe. Orpheus aurait pourtant toute sa place sur les (avant-) scènes de nos théâtres publics. Pendant ces quelques jours de juin, cette richesse-là n’appartenait qu’à Varna.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Varna (Bulgarie)
Festival international Varna Summer
Varna, Bulgarie
Du 1er au 10 juin 2023
You shouldn’t have said so ! de Salomé Lelouch
Traduit par Snezhina Zdravkova
Mise en scène Javor Gardev
Scénographie et costumes Svila Velichkova
Son Genadiy Ivanov
Lumière Stephan N. Shterev
Avec Teodora Duhovnikova, Zachary Bacharov
Silk d’après Alessandro Baricco
Dramaturgie Alexander Sekulov
Mise en scène Diana Dobreva
Scénographie Mira Kalanova
Costumes Marina Raychinova
Vidéo Petko Tanchev
Musique Petya Dimanova
Son Javor Karagitliev
Avec Ivana Papazova, Margita Gosheva, Elena Kabasakalova, Patritsia Pandeva, Maria Sotirova, Irina Miteva, Klimentina Furtsova, Boryana Manoilova, Boryana Bratoeva, Radina Dumanyan, Simeon Alexiev, Troyan Gogov, Konstantin Elenkov, Todor Darlyanov, Alexey Kozhuharov, Venelin Metodiev, Krasimir Vassilev, Dimitar Banchev, Ivaylo Hristov, Stoyan Surdanov
Soul:Awaking de la Fire Theatre Mime Company
Conception et écriture Elena Pap, Plamen Radev
Mise en scène Elena Pap
Feu Plamen Radev, Viktoria Ivanova, Vanya Itinova
Composition Yordan Vladev and Sildar Borisov (Dari)
Avec Elena Pap, Plamen Radev, Zhan Iliev, Ivan Nedyalkov, Diana Ivanova, Petko Vatev, Eli Koleva, Diana Petrova, Mihaela Zaimova, Asya Lanzeti, David Kolev, Viktoria Ivanova
Lungs de Duncan MacMillan
Mise en scène Mariy Rosen
Traduction Radoslav Petkashev
Costumes Vanina Tsandeva
Avec Elena Telbis and Boyko Krastanov
Freefall de Marion Darova
Conception et choréographie Marion Darova
Son et musique Kliment Ditchev
Environnement visuel Vikenti Komitski
Costumes Raya Karpacheva – Urban Nomad
Mapping Ivelina Ivanova
Avec Isabel Mitkova, Martina Apostolova, Nikolay Markov, Plamen Kanev, Simona Todorova, Yanitsa Atanasova
Peripatetic de Venelin Shurelov
Avec Venelin Shurelov
Riding on a cloud de Rabih Mroué
Mise en scène Rabih Mroué
Avec Yasser Mroué
En collaboration avec Sarmad Louis
Assistants Petra Serhal and Dina Khouri
Orpheus de Jernej Lorenci
Mise en scène Jernej Lorenci
Dramaturgie Matic Starina
Scénographie Branko Hojnik
Composition musicale Branko Rožman
Chorégraphie Gregor Luštek
Costumes Belinda Radulović
Avec Deyan Donkov, Vladimir Penev, Darin Angelov, Dimitar Nikolov, Valentin Ganev, Nencho Kostov, Stelian Radev, Zhoreta Nikolova, Vasilena Vinchentso, Eva Danailova, Bilyana Petrinska, Radena Valkanova, Gergana Zmiycharova, Alexandra Vasileva