À la Manufacture, CDCN de Bordeaux, les artistes compagnons de La Tierce proposent depuis 2015 des soirées de formes spontanées et expérimentales nommées Praxis. Pour ce vingt-et-unième essai, Philipp Enders et Myriam Pruvot s’invitent dans la partie, dos-à-dos avec le silence.
©Pierre Planchenault
À leur entrée dans la salle de la Manufacture, les spectateurs de cette représentation à échelle intimiste se voient lire quelques fragments de Guillaume d’Aquitaine. « Je suis un chant du pur néant », écrivait, au début du XIIe siècle le premier poète en langue occitane retenu par l’histoire. Bientôt, deux des danseurs miment un récital dont les notes résonnent sans les instruments, comme par magie. Des vers semble découler, dans un second temps, cette apparition de la musique ex nihilo. Plus tard, après que le public s’est déplacé, le même plateau se vide et se remplit de ses êtres dansants, en écho cette fois aux mots d’une poétesse aux antipodes relatifs, Anne Carson.
Entre les colonnes de l’ancienne manufacture de chaussures, dans l’un des deux pôles du CDCN reliant Bordeaux à La Rochelle, la vingt-et-unième itération de Praxis se joue des vides et rend tangible la contingence du geste artistique. Les habitués de la salle de danse du port de la lune connaissent bien Sonia Garcia, Séverine Lefèvre et Charles Pietri, les trois danseurs-chorégraphes de La Tierce, qui créaient leur dernier spectacle, Construire un feu, au CCN de La Rochelle en février dernier. Le trio n’a pas attendu 2017 et le début de son compagnonnage dans le centre chorégraphique bordelais pour donner rendez-vous de manière récurrente autour d’une idée nommée Praxis, et deux ans plus tôt, le concept s’introduisait dans la programmation du lieu.
Transformer l’essai
Chaque fois, même principe : La Tierce invite deux artistes à une courte résidence de cinq jours à la fin de laquelle sera présentée une forme quelle qu’elle soit, volontiers expérimentale et inachevée. Ce jour-là, Philipp Enders et Myriam Pruvot, deux artistes multidisciplinaires, se joignent à l’expérience. Le premier, Montpelliérain d’origine allemande, laisse des extraits de Carson guider un essai littéraire dansé entre quelques draps pourpres. La seconde, musicienne et performeuse belge, clôt le programme avec ses Singing archives, un concert performé de sons provoqués et amplifiés en direct sur lesquels se superposent quelques paroles chantées.
Construits et présentés comme des one shot, ces « jets » chorégraphiques et performatifs viennent en même temps prolonger les recherches esthétiques respectives des artistes. Souvent, c’est le terrain d’expérimentations poursuivies ailleurs. Parfois, les idées s’éteignent comme une chandelle au vent après avoir frôlé le public une unique fois. La Tierce l’admet : la possibilité du raté fait partie du défi. Mais les praxis, qui prennent leur nom du concept aristotélicien par lequel le sujet se transforme lui-même sans produire d’objet extérieur à lui, entendent aussi répondre d’une autre pensée de la programmation, plus située, plus spontanée, capable de composer avec des moyens moindres. Ce jour-là, le fil de la contingence, du néant et du silence pris comme matière première de la création donne son liant à trois formes confinant parfois à l’abstraction totale, certes, mais offrant aussi au public le spectacle relativement rare d’esthétiques en train de s’inventer.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Bordeaux
Praxis #21
La Manufacture – CDCN Nouvelle-Aquitaine
226 boulevard Albert 1er, 33800 Bordeaux
Le 28 avril 2023
Durée 1h30
Avec la Tierce (Sonia Garcia, Séverine Lefèvre, Charles Pietri) et leurs invité·e·s Philipp Enders et Myriam Pruvot