Taillé sur mesure par Sylvain Creuzevault pour les élèves du TNS à partir de l’épopée de Peter Weiss, L’Esthétique de la Résistance est une réussite ample et passionnante, une réflexion riche sur l’histoire à travers l’art, et vice-versa. Après sa création à Strasbourg, la pièce s’apprête à partir en tournée. Halte prévue le mois prochain au Printemps des comédiens, puis à la rentrée au Festival d’Automne.

©Jean-Louis Fernandez

Cinq heures, c’est ce qu’il faut à Sylvain Creuzevault, déjà habitué des grandes fresques historiques, pour déplier sur scène L’Esthétique de la Résistance de l’allemand Peter Weiss. Entre 1975 et 1981 sortaient les trois volumes de ce roman-fleuve qui balaye l’histoire de l’Europe de 1937 à 1945, de la Guerre d’Espagne aux derniers moments de la Seconde Guerre mondiale. Comme le livre, la pièce commence devant un fragment de l’autel de Pergame, combat de dieux et de géants autour duquel s’expose une idée motrice, celle de l’affrontement politique cristallisé par et dans l’art.

Du bon usage de l’art

Devant la frise, trois jeunes prolétaires et une mère disputent leurs visions pas tant de l’œuvre que de son utilité politique. Pour le plus jeune, Heillmann, surnommé « notre Rimbaud » par les autres, le haut-relief porte les potentialités de l’émancipation politique par-delà l’histoire et les situations. Pour le narrateur et son camarade Coppi qui lui font face, l’ouvrage est rendu obsolète par le réalisme socialiste. Il vaut mieux se réapproprier les outils bourgeois pour mettre en lumière la lutte des ouvriers. Le débat de philosophie esthétique donne lieu à une décomposition de l’œuvre par les moyens de la vidéo, trouvant une forme taillée pour les zooms et les panoramiques qu’opère sur les œuvres le texte de Weiss.

Les élèves scénographes Loïse Beauseigneur et Valentine Lê ont travaillé au corps la salle Grüber, les murs laissés nus, l’espace ample. Creuzevault y déploie des tableaux savamment composés et en même temps extrêmement vivants qui scandent le voyage du narrateur. L’Europe est déchirée par la montée du nazisme et les fractures du camp communiste et aux quatre coins du continent se trame la riposte antifasciste. le personnage, dont on suit pas à pas le chemin, est baladé entre l’Allemagne, la France, l’Espagne et la Suède. Ici dans un music-hall qu’ouvrent Piaf, Baker et Dietrich, là sur le plateau de Brecht répétant Mère Courage et ses enfants, il fait face aux peurs et aux combats qui traversent l’Europe résistante.

L’histoire bouillonne

Quelques œuvres-clés ponctuent ainsi ce parcours à travers l’histoire par l’art : Le Massacre des Innoncents et Le Triomphe de la Mort de Brueghel, Guernica de Picasso, le Tres de Mayo de Goya, ou Le Château de Kafka. Le discours esthétique réactivé autour des œuvres réussit à la fois à dire leur permanence dans le présent, et rend en même temps compte de combien s’est asséché le rapport à l’art depuis cette époque où vivait encore l’espoir du communisme. Creuzevault tient le point d’équilibre qui permet de faire dialoguer le texte de Weiss avec notre présent, sans trop céder de la complexité et des situations dépeintes, toutes peuplées de personnages prélevés sur l’histoire réelle.

Alors que point en fond de toile la menace nazie, cette mise en scène bouillonne de cette urgence historique, la même que l’on trouve, au cinéma, chez Godard, quasiment cité dans la création vidéo de Simon Anquetil. Les comédiens sortants du TNS, accompagnés par trois acteurs de la troupe de Creuzevault, y sont pour beaucoup dans cette réussite. Il semble qu’entre le metteur en scène et les élèves de toutes les sections, une vraie rencontre ait eu lieu. Sur scène, on obtient du très bel ouvrage, à même de réactiver la pensée politique et la mémoire historique qui sont au cœur de l’épopée de Peter Weiss.

Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Strasbourg

L’esthétique de la Résistance, d’après le roman de Peter Weiss
Théâtre National de Strasbourg
Hall Grüber
18 Rue Jacques Kablé, 67000 Strasbourg

Du 23 au 28 mai 2023
Durée 5h30 avec entractes

Tournée
Les 9 et 10 juin au Domaine d’O – Amphithéâtre d’O dans le cadre du Printemps des Comédiens
Du 9 au 12 novembre à la MC93 – Bobigny dans le cadre du Festival d’Automne à Paris

Adaptation et mise en scène Sylvain Creuzevault
Avec Jonathan Bénéteau de la Prairie*, Juliette Bialek*, Yanis Bouferrache*, Gabriel Dahmani*, Boutaïna El Fekkak, Hameza El Omari*, Jade Emmanuel*, Felipe Fonseca Nobre*, Vladislav Galard, Arthur Igual, Charlotte Issaly*, Frédéric Noaille, Vincent Pacaud*, Naïsha Randrianasolo*, Lucie Rouxel*, Thomas Stachorsky*, Manon Xardel*
Scénographie Loïse Beauseigneur*, Valentine Lê*
Costumes, habillage et maquillage Sarah Barzic*, Jeanne Daniel Nguyen*
Maquillage et perruques Mityl Brimeur
Lumière et régie lumière Charlotte Moussié* en complicité avec Vyara Stefanova
Son, musique originale et régie son Loïc Waridel*
Musique originale Pierre-Yves Macé
Cheffe de choeur Manon Xardel*
Régie plateau, machinerie et cadrage vidéo Léa Bonhomme*
Vidéo et régie vidéo Simon Anquetil*
Cadrage vidéo Gabriel Dahmani*
Régie générale et cadrage vidéo Arthur Mandô*
Dramaturgie Julien Vella
Assistanat a la mise en scène Ivan Marquez*
* artistes du Groupe 47 de l’École du TNS