Chez lui, à la Colline, Wajdi Mouawad reprend sa pièce Mère, créée en novembre 2011. Une belle occasion pour les retardataires de découvrir ce magnifique spectacle, dans lequel l’auteur libano-canadien rend hommage à celle qui l’a fait naître.
© Tuong-Vi Nguyen
Le théâtre de Wajdi Mouawad s’adresse à notre mémoire, notre ressenti, notre imaginaire pour parler de l’humain. Ses spectacles nous touchent, nous bouleversent, nous transportent. Seuls (2008), Sœurs (2015) et Mère forment son Cycle domestique. Une saga familiale en trois temps où, rassemblant les pièces éparses du puzzle de la mémoire, l’auteur pose la question de l’identité et du rapport aux origines.
Je me souviens des mots que m’avait dits Wajdi Mouawad lors de la création de Seuls : « L’histoire de notre intime est aussi complexe que l’histoire collective ». Elle le devient encore plus, lorsque l’on fait appel à des souvenirs tronqués par le passage du temps. Car « ce qui est ennuyeux avec la mémoire, c’est qu’elle croit toujours savoir quand elle ne fait que raconter des histoires ». C’est le matériau dont se sert l’auteur pour créer, non pas une œuvre biographique, mais une fiction. En convoquant sa mère, il réveille « l’expérience traumatique de la guerre civile » et, surtout, cet amour dont on ne guérit jamais.
« On est toujours plus ou moins exilé : du ventre de sa mère, ensuite de toute la famille, puis du lieu, du souvenir. » (Élit Wiesel)
Nous sommes en 1978, une mère est ses trois enfants quittent le Liban pour se réfugier à Paris. Le père est resté au pays. Cet exil devait être provisoire. Wajdi, le petit dernier, se fait le témoin de ces cinq ans passés dans cet appartement haussmannien du XVe arrondissement. Devenu adulte, il tente de retrouver les souvenirs de ces années charnières, qui ont précédé leur départ pour le Québec et la prise de conscience qu’ils ne rentreront jamais chez eux. Mouawad fait revivre ce petit bonhomme qu’il fut, « frère jumeau d’une guerre civile », curieux du monde des adultes. Il retrace ces cinq ans où il a dû apprendre une autre langue et en faire la sienne, découvrir d’autres usages, prendre des habitudes différentes, se faire une place dans une société qui lui est étrangère, essayer de comprendre ce qu’il se passe et construire l’artiste qu’il est devenu. De l’intime, nous passons à l’universel.
Le noyau dur de cette famille en exil est la mère, Jacqueline. Cette maman est aussi la nôtre, car elles se ressemblent toutes ! C’est un personnage haut en couleur qui ne cesse de cuisiner en écoutant la radio, s’inquiète pour tout, s’énerve pour un rien. « Elle qui croyait quitter la guerre en quittant le Liban, n’a rien quitté du tout, c’était même pire de loin ». Ses nerfs et son âme sont en ruines. « Je n’ai pas connu ma mère autrement qu’inquiète et impatiente, sans aucune place pour l’affection, la tendresse ou la douceur. » Son petit dernier est sa préoccupation majeure. Il doit s’intégrer à tout prix. Cette mère, les fidèles de Mouawad la connaissent déjà, puis qu’elle est au centre d’Un obus dans le cœur et qu’elle plane sur La racine carrée du verbe être.
Un air de famille
Aïda Sabra est prodigieuse dans ce rôle riche en émotions. Il faut la voir, passant de l’arabe au français, engueuler tout le monde, même « Madame Ockrent » qui, aux informations, lui donne les nouvelles du pays. Ces crises de nerfs, tout comme ses cris de bonheur provoqués par les chansons de Pierre Bachelet, sont mémorables ! Jamais caricaturale, la comédienne libanaise donne beaucoup de chair et de sincérité à cette femme pleine de contradictions et dont « les cris permanents peuplaient l’appartement parisien ».
Du grand frère, on n’entendra que la voix, celle de Yuriy Zavalnyouk. Il n’est pas là, mais sa présence plane sur la maisonnée. En revanche la sœur est bien là, comme un pont entre l’Orient et l’Occident. Figure rassurante, qui sait apaiser la mère et protéger le benjamin, Nayla aide à la cuisine. Aux yeux de la mère, c’est important si un jour elle fonde un foyer. Or la jeune femme aspire à autre chose et n’hésite pas à se rebeller. Odette Makhlouf est formidable, faisant souffler un vent de modernité et de tendresse dans cette tourmente familiale.
Quant au petit garçon, véritable double de Wajdi Mouawad, on craque totalement pour ses airs ahuris de doux rêveur. Le soir de notre venue, Loucas Ibrahim l’incarnait brillamment. Et puis, il y a Wajdi, narrateur de l’histoire et observateur de son passé. Il prend rarement la parole. Tel un fantôme du futur, il change les meubles de place, cherchant l’endroit exact qu’ils pouvaient avoir, observant les scènes, se demandant si cela s’est vraiment passé ainsi ou si sa mémoire enjolive, voire déforme.
La reine Christine
« Mesdames, Messieurs, bonsoir ». C’est par ces mots que commençait le JT de 20h. En ces débuts des années 1980, Christine Ockrent régnait en maître. Nous avons été nombreux à dîner face à la petite lucarne dans laquelle nos parents regardaient cette grande messe télévisuelle. Le silence était souvent de mise ! Chez les Mouawad, autant dire qu’elle était attendue fébrilement, car à cette époque sans internet, c’était le seul moyen d’avoir des nouvelles du Liban. Le générique est lancé et la grande journaliste entre pour de vrai sur scène. C’est une excellente idée de l’avoir intégrée à ce spectacle. Le dialogue entre elle et chaque membre de la famille est remarquable. Que c’est drôle de la voir mettre la main à la pâte pour la confection des Maamoul ! Très à son aise sur la scène, ses apparitions sont de véritable petit moment de bonheur !
En dehors de la décevante composition musicale, laquelle, à cause de la personnalité de son compositeur engendra une grande polémique à la création, ce spectacle est un sans-faute. Le français et le libanais sous-titré nous plongent au cœur même des remous familiaux, de cette lutte entre les coutumes originelles et celles qu’il leur faut assimiler. Comme toujours, la mise en scène de Wajdi Mouawad est parfaite, jouant sur l’espace, les projections vidéo et, petite nouveauté, la cuisine faite en direct. Ah, ces odeurs ! Les recettes des mets préparés sont d’ailleurs dans le programme… À juste titre, ce spectacle ne va pas tarder à afficher complet, alors ne traînez pas !
Marie-Céline Nivière
Mère, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad.
Théâtre national de la Colline
15, rue Malte-Brun
75020 Paris.
Du 10 mai au 4 juin 2023.
Du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30, le dimanche à 15h30.
Spectacle en français et en libanais surtitré.
Durée 2h10.
Avec Odette Makhlouf, Wajdi Mouawad, Christine Ockrent, Aïda Sabra, en alternance Dany Aridi, Elie Bou Saba, Loucas Ibrahim, et les voix de Valérie Nègre, Philippe Rochot, Yuriy Zavalnyouk.
Assistanat à la mise en scène à la création Valérie Nègre et pour le reprise Cyril Anrep.
Dramaturgie de Charlotte Farcet.
Scénographie d’Emmanuel Clolus
Lumières d’Éric Champoux.
Costumes d’Emmanuelle Thomas.
Coiffures de Cécile Kretschmar.
Son de Michel Maurer et Bernard Vallèry.
Musiques de Bertrand Cantat en collaboration avec Bernard Vallèry.
Traduction du texte en libanais d’Odette Makhlouf et Aïda Sabra, suivi de texte et surtitrage de Sarah Mahfouz.
Texte paru aux éditions Actes Sud / Leméac dans une édition augmentée. Le texte sera disponible en septembre 2023 dans la collection « Papiers ».