Regarder l’universalité des tragédies par la lorgnette de problématiques situées est comme une expérience de chimiste, et, selon la réussite du projet, la transformation peut être ou ne pas être. Ici, Hamlet, le chef-d’œuvre de Shakespeare, et une distribution de huit acteurs handicapés, dont sept atteints de trisomie 21, qui ont fait partie prenante du processus d’écriture. Dans l’adaptation qu’en fait la péruvienne Chela de Ferrari, les thèmes remués par ce chef-d‘œuvre immuable — l’amour, la relation aux parents, la recherche de sa place dans le monde — se cristallisent et entrent en écho avec la vie de ces jeunes gens différents de la norme.
Hamlet, machine universelle
C’est un Hamlet éclaté qui s’offre aux yeux du public. Plusieurs des comédiens incarnent le prince du Danemark, plusieurs des comédiennes campent Ophélie, tour à tour. Les personnages ainsi partagés deviennent les prismes à partir desquels les membres de la troupe se pensent eux-mêmes. Ce tour de passe-passe leur permet de mettre leurs vies à l’extérieur d’eux-mêmes, pour la regarder avec distance, comme Hamlet observe le crâne de Yorick qu’il tient dans sa main.
Sur scène, ces huit comédiens handicapés prennent en charge l’énonciation, sans intermédiaire. Et c’est déjà un renversement de l’ordre social qui, légalement, culturellement, socialement, condamne le plus souvent cette minorité au silence. Les voilà sur scène, face à nous, dressant à travers Hamlet un portrait choral de leurs propres vies. Écrit à partir de longs échanges avec les comédiens, le texte de Chela de Ferrari sculpte le matériau shakespearien pour lui donner une forme qui leur ressemble.
Télescopage
Les huit acteurs commencent d’ailleurs en se présentant tour à tour, annonçant si besoin les différences que leur handicap apporte à l’ordre de la représentation. L’un a parfois quelques secondes de latence avant de pouvoir sortir sa réplique ; un autre annonce qu’on ne comprendra pas toujours ce qu’il dit… pour ensuite l’imputer à son accent d’Argentin. Ainsi sont établis les termes d’un contrat auquel le spectateur devra se tenir le temps de la représentation, mais également après — le déplacement des coordonnées qui bornent notre compréhension de l’altérité est voué à nous suivre.
Pas question ici de retrouver intacte la trame de l’œuvre originale ; en même temps, ce sont ses grandes lignes, y compris la question « Être ou ne pas être », qui articulent les prises de parole successives. Le télescopage s’opère d’autant mieux que la pièce de Shakespeare est déjà elle-même le lieu de la mise en abîme. D’ailleurs, la recréation de la pièce-dans-la-pièce, avec des participants piochés dans le public, est l’un de ses moments les plus joyeux, mais aussi les plus précieux tant ils donnent à voir une image rare : les personnes handicapées guidant les autres, et non l’inverse. Ainsi, Chela de Ferrari parvient à mettre en lumière une troupe surprenante. Tout en revendiquant de ne pas ressembler à tout le monde, celle-ci réussit, grâce à une écriture qui ne verse ni dans la complaisance, ni dans la condescendance à tenir fougueusement le plateau pendant une heure de représentation roborative. Et affirme ainsi la nécessité, pour les personnes handicapées, de vivre des vies pleines.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Metz
Hamlet, librement adapté de William Shakespeare
Passages Transfestival
L’Arsenal
3 avenue Ney
57000 Metz
Tournée
Du 21 au 23 mai 2023 au Festival Théâtre en mai Dijon (21)
Du 26 août au 08 septembre 2023 à Concepción, Viña et Santiago (Chili)
(En cours d’élaboration)
Du 1er octobre au 30 novembre 2023 au Théâtre de la Ville, Paris (75)
Du 1er au 10 décembre 2023 au Festival Otros territorios (Mexique)
Écriture et mise en scène Chela De Ferrari
Assistanat à la mise en scène et à la dramaturgie – Claudia Tangoa, Jonathan
Oliveros et Luis Alberto León
Avec Octavio Bernaza, Jaime Cruz, Lucas Demarchi, Manuel García, Diana Gutierrez, Cristina León Barandiarán, Ximena Rodríguez et Álvaro Toledo
Formation vocale – Alessandra Rodríguez
Chorégraphie de Mirella Carbone
Images de Lucho Soldevilla
Création lumière – Jesús Reyes