Pourquoi Blois ?
Frédéric Maragnani : Il y a une histoire à Blois que je connaissais déjà, parce que j’y étais venu comme spectateur, il y a assez longtemps, lorsque Gildas Le Boterf dirigeait la salle [de 1997 à 2008, ndlr]. J’étais venu voir de la danse. C’est une scène nationale emblématique, dont l’attribution date de 1993, située dans une halle aux grains. Jack Lang a longtemps été le maire de Blois tout en étant ministre de la Culture. Il a mis en place toute une politique culturelle assez exemplaire pour une ville de quarante-cinq mille habitants. Ce qui fait qu’aujourd’hui, il y a une scène nationale, une SMAC [Scène de Musique Actuelle], le château royal évidemment, une maison de la magie, un musée d’art contemporain, la Fondation du doute, un conservatoire, une école d’art, une école graphique… Et n’oublions pas les Rendez-vous de l’histoire, qui ont lieu en octobre, ou le festival BD Boum, destiné à la jeunesse.
Effectivement, c’est riche !
Frédéric Maragnani : J’ai travaillé sur Chelles avec grand plaisir pendant six ans. La différence ici, c’est que l’ensemble des partenaires, des établissements culturels, sont déjà présents. Très clairement, pour répondre au « pourquoi », dans l’appel à candidature, il était question d’une deuxième salle. Je me suis dit que porter un nouvel équipement avait un sens dans un parcours professionnel. C’était le moment de se poser les questions sur ce que c’est une salle de théâtre, pour qui, pour quoi, comment, pour quel projet… Et y travailler. J’avais très envie de ça.
Votre projet est de faire une scène nationale « au croisement des humanités, des arts et de l’histoire »… C’est-à-dire ?
Frédéric Maragnani : Je viens à Blois pour travailler en même temps sur une ligne éditoriale. La vallée de la Loire est une région historique. Les humanités c’est finalement une façon de présenter l’histoire, pas uniquement sous un terme patrimonial. C’est la littérature, les sciences sociales, les sciences cognitives, tout ce qui nous permet de mieux appréhender l’humain dans notre monde. L’histoire aura une place importante.
Qu’allez-vous semer comme grains ?
Frédéric Maragnani : Je suis particulièrement intéressé par des spectacles que l’on appelle documentés. Je pense par exemple au spectacle d’Eugen Jebeleanu, Le Prix de l’Or ou encore celui de Mohamed El Khatib et Patrick Boucheron, Boule à neige. Des spectacles qui, à un moment donné, nous permettent de mieux voir. On a besoin, par le prisme de l’art et de la culture, d’avoir des pistes, sans avoir des réponses, sur un récit commun du pays. Parce que j’ai le sentiment que l’accident démocratique se rapproche dangereusement. Pour moi, les humanités et l’histoire, c’est accueillir des spectacles et initier, à travers des commandes à des artistes, un travail sur notre histoire commune.
Cette deuxième salle va vous permettre de faire un peu plus de création…
Frédéric Maragnani : D’avoir un nouvel équipement va nous permettre de remplir nos missions de scène nationale. Lesquelles sont déjà remplies, mais à quel prix ! Les résidences sont trop courtes, les artistes ne restent pas suffisamment longtemps sur le territoire. On sait bien que pour que ça infuse avec un territoire et ses habitants, il faut que les artistes soient présents dans la cité.
C’est ce que vous appelez les « projets situés » ?
Frédéric Maragnani : Ce n’est pas une invention de ma part, ça existait déjà. C’est Christophe Blandin Estournet qui a éprouvé et théorisé ce terme. Ce sont des projets de création participative. On a encore trop l’habitude de penser en deux temps. Il y a d’abord le temps de la programmation ou de la création, et ce n’est que dans un deuxième temps, une fois qu’une œuvre est programmée, que l’on se pose la question de savoir ce que l’on va pouvoir articuler comme médiation culturelle. Je caricature un peu, mais ce sont des choses que j’ai vécues, surtout en tant qu’artiste, dans une première partie de ma vie. Les projets situés, c’est se poser toutes les questions en même temps, et dès le début, avec les partenaires, avec les artistes, avec des publics ou des populations. Il y a une porosité entre le territoire, le projet des artistes, les habitants, les publics. Ça travaille ensemble !
C’est aussi occuper le territoire…
Frédéric Maragnani : Le projet que j’ai porté à la Halle aux grains est un projet d’après-Covid. Je pense que les points de contact avec la population, aujourd’hui, ne passent pas uniquement par des spectacles dans la scène nationale. Notre mission, comme notre façon de travailler, évolue. Certes on opère toujours la rencontre entre des œuvres artistiques et des publics. Mais il me semble qu’aujourd’hui, ce n’est plus uniquement ça ! On crée des points de contact sur le territoire avec des populations totalement différentes, et on essaye de les pérenniser, de faire que cela ne soit pas uniquement un « one shot » !
Et de s’occuper de vos spectateurs, qui sont très attachés à leur théâtre…
Frédéric Maragnani : Ce qui est génial ici, c’est qu’il y a plus de trente-cinq ans de politique culturelle menée dans la ville. C’est l’une des raisons de ma candidature. Cette action sur le long cours a créé des publics curieux, qui témoignent d’une grande envie, y compris sur des choses pas très connues, ou qui peuvent paraître un peu pointues… On va se raconter une nouvelle histoire ensemble.
Qui va être ?
Frédéric Maragnani : On va essayer d’aller un peu plus loin, vers d’autres publics, et de présenter des artistes nouveaux. Les scènes nationales ont une mission pluridisciplinaire. Avant cela comprenait théâtre, musique et danse. Maintenant je dirais que nous avons une mission transdisciplinaire. Les disciplines s’interpénètrent et créent des formes tellement riches !
Pour Les projets situés, j’ai choisi un collectif d’artistes, six compagnies associées à la Halle aux Grains, dont trois viennent de la région Centre. Parmi eux, il y a Mickaël Phelippeau, un chorégraphe qui travaille beaucoup sur la parole, sur le récit des gens. C’est en même temps de la danse et du théâtre. C’est du spectacle vivant ! On a cette mission d’être à l’écoute de ce qui fait la création contemporaine aujourd’hui. Cette richesse nous oblige d’avoir un regard un peu plus affûté, un peu plus osé. Il faut également se laisser porter par ses émotions… On va essayer d’accueillir cette richesse-là.
Je suis en outre très attentif aux « premières fois ». Ce n’est pas uniquement l’émergence, même si c’est mon ADN. C’est ce que j’ai fait lorsque j’étais à Bordeaux, à la direction de la Manufacture Atlantique, et à Chelles, avec Impatience. Là j’ai envie de dire : on fait des choses pour la première fois, quel que soit son âge, son parcours. À chaque fois que quelqu’un se déplace de ce qu’il fait ou de ce qu’il a l’habitude de faire. Dans cette nouvelle saison 2023-2024 un temps fort s’appellera Premières fois ! et accueillera des nouvelles expérimentations, sous formes de lectures, de premières créations, premières représentations. Le lien avec Impatience, le festival du théâtre émergent, est renouvelé car nous accueillerons le spectacle lauréat de la prochaine édition.
Votre programmation pour votre première saison est construite, pouvez-vous nous donner les grandes lignes ?
Frédéric Maragnani : La question de l’identité ou des identités obsède un peu cette nouvelle saison ! Il y a un fil rouge au travers de spectacles très différents comme Il n’y pas de Ajar de Delphine Horvilleur, Mes Parents de Mohamed El Khatib, Lili Heiner intra-muros de Lucie Depauw, le Prix de l’or de Eugen Jebeleanu, Nos corps vivants le solo chorégraphique d’Arthur Perole, ou encore la création du jeune collectif Nightshot, 1984. Toutes et tous témoignent des injonctions identitaires et des façons de s’en émanciper. Toutes et tous racontent aussi un peu de notre histoire commune, une histoire de notre temps.
Propos recueillis par Marie-Céline Nivière, envoyée spéciale à Blois
La Halle aux grains
2 place Jean Jaurès 41000 Blois