L’ambiance électrique et la ville de néons du Nid de cendres, c’est lui. Alors que l’intégrale de la pièce de Simon Falguières reprend du service ce jeudi aux Amandiers pour un succès annoncé, Léandre Gans, créateur lumière, cofondateur enjoué de la compagnie Le K, évoque entre deux raccords un travail guidé par les échanges, l’intuition et la passion.
Suivre la compagnie Le K avec tout son attirail de lumières n’est pas de tout repos : boulimique de travail, la troupe de Simon Falguières enchaîne les créations et tourne plusieurs spectacles en même temps, dont une pièce-fleuve de treize heures, Le Nid de cendres, qui agitait le festival d’Avignon en juillet dernier. Pourtant, Léandre Gans, même à l’avant-veille de la reprise de cette épopée aux Amandiers après cinq représentations d’une version écourtée surnommée « Genèse », semble traversé par bien plus d’entrain que de fatigue ou d’angoisse. Les choses ont l’air simple. Mais que ce soit sur les pièces de Falguières ou celles d’autres metteurs en scène proches, comme Mathias Zakhar, celui qui a commencé en tirant des câbles au Théâtre de la Ville réussit une prouesse d’équilibriste : imposer les spots au devant de la scène sans faire d’ombre au jeu et à la dramaturgie. Avant d’entrer dans le hall des Amandiers, où ce trentenaire souriant nous reçoit le temps d’un long café, on voit avancer, sur le terrain voisin, le chantier du nouveau théâtre, prévu pour 2024. En écho, ce passionné nous parle des travaux auxquels il contribue, en parallèle du reste, à des centaines de kilomètres de là, au moulin de l’Hydre, dans la campagne normande. C’est là que la compagnie a élu domicile en 2021, et qu’elle s’affaire depuis à construire une sorte d’utopie théâtrale. Le CDN de Nanterre, le moulin de Saint-Pierre d’Entremont : de l’art de jongler entre plusieurs choses.
Vous vous apprêtez à reprendre l’intégrale du Nid de cendres après en avoir présenté une version écourtée. Comment le travail s’est-il passé ?
Léandre Gans : Le 2 mai, on jouait la première de Morphē au Théâtre Legendre, à Évreux. Le spectacle commençait à dix heures. J’ai laissé la régie à mon binôme lumière, Lison Foulou, puis la costumière Lucile Charvet et moi avons pris la route jusqu’au moulin de l’Hydre afin de charger Le Nid de cendres. On est arrivés le soir même aux Amandiers, et on a commencé à monter le lendemain. Simon nous a rejoints trois jours plus tard, juste après sa dernière à Évreux. Notre but était de créer une Genèse du Nid de cendres, dans un format spécial Nanterre : 3h30, visible en semaine. On l’a créé en deux jours. Mais on avait bien préparé en amont, à blanc, sans les comédiens. Il a fallu que chaque poste intègre ses « tops » à la Genèse. C’est presque plus agréable de créer dans l’urgence. Malgré la contrainte de temps, on sait qu’on va atteindre un but. J’aime ça. Il y a une certaine abnégation, dans la troupe. Tout le monde se met au service de la même chose. Et les moments de répétition de la Genèse étaient aussi des moments de raccords pour l’intégrale.
Il y a eu beaucoup de changements, depuis les premières versions ?
Léandre Gans : Il y a eu le Nid version Cours Florent : pas de technique, pas mal d’accessoires de jeu. Puis il y a eu le Nid version mécanique, en extérieur : un peu plus de plateau, du vrai théâtre de tréteaux. La version de six heures, à Tourcoing, a intégré beaucoup plus de technique : tous ces postes ont pris de l’importance à ce moment-là. La fin de l’expérience à la Tempête, en 2021, a constitué l’aboutissement de tous ces pôles. À Évreux, on a créé les parties 6 et 7. En juin 2022, on finit de concevoir les treize heures, qui naissent à Avignon. Depuis l’été dernier, ça ne bouge plus. C’est pour cela qu’on s’amuse beaucoup à faire la Genèse : on retrouve l’urgence, on se remet en danger. C’est une nouvelle création.
En juillet 2022, nous notions la précision de l’éclairage du Nid de cendres, partie prenante du dispositif scénique.
Léandre Gans : Le but est de créer des tableaux, voire des espaces, des éléments de scénographie, avec la lumière. Pour la septième partie, surtout, qui se passe dans un décor urbain, il fallait que la lumière puisse dessiner des murs, des couloirs… Et que les comédiens entrent en confrontation avec elle. D’où ces tubes de néons, qu’ils déplacent au plateau. Le reste, c’est du hasard : la vie, notre relation avec Simon, notre parcours, les choses qu’on trouve aussi : les néons présents sur les côtés de la scène, je les avais récupérés après un job sur la Fashion Week. Par-dessus tout, je suis sûr d’une chose : on ne fait pas de belle lumière sans un beau décor. Et là, c’est un travail mené main dans la main avec Simon et les scénographes. Quand tu arrives à créer un vrai lien avec la mise en scène, tu peux te permettre d’oser des choses franches, de sous-éclairer, de segmenter, de découper l’espace, de solliciter l’œil différemment et le rendre plus attentif. En revanche, pour Le Nid de cendres, il fallait faire attention à ne pas endormir le spectateur au long de ces treize heures, je dirais même d’un point de vue physiologique. On s’est posé cette question-là presque scientifiquement, en s’informant sur les cycles du sommeil, par exemple, afin de savoir quand on devait réveiller le spectateur.
Tout cela se décide à la faveur d’échanges étroits avec le scénographe…
Léandre Gans : Emmanuel Clolus, le scénographe du Nid, a le talent d’anticiper beaucoup de choses. On a beaucoup collaboré, par exemple, sur les squelettes en métal présents de part et d’autre de la scène. C’est lui qui les a construits, et il a pris en compte ma demande d’y intégrer de la lumière. Il sait se placer au croisement de la scéno et de la technique. Ses modules sont ajourés pour laisser passer la lumière, à chaque fenêtre ouverte dans le décor, il anticipe un diffuseur… Le travail qu’on a mené ensemble sur Les Étoiles, avec ces fenêtres qui servent au décor et, en même temps, racontent le temps qui passe, était un vrai bonheur.
Quelle forme prend votre collaboration avec Simon Falguières ?
Léandre Gans : Avec Simon, c’est de plus en plus simple, même si ça n’a jamais été compliqué ! C’est un metteur en scène, mais aussi un plasticien, il redessine le décor constamment. Sans même le dire, il propose des angles, des directions à prendre. Quand je travaille avec lui, je commence en lisant le texte. S’en dégage toujours, mentalement, de grandes lignes et des propositions d’espace. Je les retranscris ensuite sur ma grille, en l’air. Puis je traduis ça en colorimétrie. Les finitions se font avec Simon. Lui, il peut être parfois iconoclaste, il sait casser son propre travail.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Léandre Gans : Autour de 2010, j’ai intégré le K en tant que comédien. Mais je me suis vite rendu compte que c’était un métier, et certainement pas celui que je voulais faire. À la fac de théâtre, à Censier, une éclairagiste belge, Sylvie Mélisse, m’a fait aller vers la lumière. Au lieu de continuer en master, j’ai commencé à travailler en tant qu’électro au Théâtre de la Ville. J’y ai pris des claques monumentales. Simon McBurney, Akram Khan, Bob Wilson, Castellucci… J’étais dans la maison des plus grands spectacles du monde. J’y assistais depuis la passerelle, et je me disais qu’il n’y avait pas de plus beau métier. Avoir l’occasion de travailler pour des artistes tels que Pina Bausch est un honneur. Tout ça m’a beaucoup inspiré, et j’ai appris en voyant les plus grands travailler.
Et comment passe-t-on, justement, des plateaux de Castellucci ou de Wilson à ses propres productions, à petite échelle ?
Léandre Gans : Assez naturellement. À l’époque, nous vivions en squat, et j’y ramenais du matériel du Théâtre de la Ville. On trouvait de la créativité avec ce qu’on avait. Ensuite, en montant, on a pu avoir plus de moyens. Mais c’est toujours un travail d’adaptation.
Vous dites vous être nourri du travail de grands metteurs en scène. Avez-vous d’autres sources d’inspiration ? Dans la peinture, la photographie, tu le cinéma par exemple ?
Léandre Gans : Je me laisse porter par le texte. Comme je le disais, l’inspiration qui vient pendant la lecture relève presque du hasard. Ça peut être coloré par mon humeur. Je me crée des histoires autour de ce qui est écrit, je surinterprète. Par exemple : je lis une pièce qui se passe pour moi dans une ville. C’est quoi la ville ? Je l’associe au périphérique. C’est quoi, le périphérique ? Des lumières oranges et blanches qui s’alternent. J’extrapole comme ça… Le hasard me passionne. C’est pour cela que j’aime le travail de Philip Glass et de John Cage, ou une pièce comme Biped de Merce Cunningham, où la chorégraphie est construite sur le hasard. On a beau se dire que l’on conscientise tout, on se laisse toujours bercer par le moment. Après, je regarde pas mal de films, et j’essaie de m’inspirer de lumières naturelles. Par exemple, sur Morphē, je voulais que les lumières traversent des choses : des vitres fumées ou bombées, des bouts de ferraille, différentes textures. C’était une piste de travail.
Comment approchez-vous la lumière quand vous commencez une création ?
Léandre Gans : Quand je regarde un plan de feux, je me raconte des histoires sur les projecteurs, sur leurs vies. Quelles sont leurs relations ? Qu’est-ce que ça engage si je crée un lien entre deux d’entre eux ? Je personnifie les projecteurs. J’ai beaucoup d’estime pour eux.
En dehors de votre travail au sein du K, sur d’autres créations, rencontrez-vous des résistances à faire aboutir vos visions ? Quel est votre point de vue sur les conditions de travail qui vous sont accordées en tant que créateur lumière ?
Léandre Gans : La question de la récupération est parfois un problème. Avec le K, on anticipe un an à l’avance, c’est beaucoup plus facile. Le travail avec d’autres personnes, de fait, est plus compliqué. Mais le challenge est intéressant. J’aime me confronter à d’autres esthétiques, me mettre en danger. J’ai de la chance, à titre personnel, de faire un travail qui me passionne, autant au poste d’électro sur un spectacle ou de chef électro à la Fashion Week que de chef éclairagiste ou de technicien lumière. Mais pour répondre à une forme de non-passion dans le spectacle vivant… [Un temps] C’est pour cela qu’on crée le moulin : on veut redonner du sens au théâtre, le replacer au cœur de la ville, qu’il soit le pivot de la politique de la ville, que ce soit en milieu urbain ou rural. Faire que le bar soit toujours ouvert, qu’il y ait du monde, à un moment où tout cela est en train de se perdre.
Que visez-vous, avec ce lieu ?
Léandre Gans : Cet été, on finit de construire l’espace de logement des artistes en résidence. On va pouvoir accueillir davantage. On souhaite organiser à chaque fois une sortie de résidence. Un public est en train de se constituer, composé d’habitants vivant dans les dix kilomètres à la ronde. L’objectif du moulin est de replacer l’endroit du théâtre au centre, et de combattre l’idée du « c’est pas fait pour moi ». Je l’entends, je la comprends, mais c’est devenu un cheval de bataille, une obsession dans ma tête. Je consacre aujourd’hui ma vie à essayer de faire du théâtre quelque chose qui s’adresse à tout le monde. Et ça fonctionne ! Ce n’est pas forcément pour le théâtre que les gens viennent, mais pour l’accueil : la soupe, les croûtons à l’ail… [il rit] Les gens y vont aussi et d’abord pour se rencontrer. Le spectacle vient ensuite.
Quel est votre rôle, concrètement, là-dedans ?
Léandre Gans : C’est de construire le théâtre. Mais il s’agit d’un projet vraiment collectif. On fait tout, avec une belle équipe de gens surmotivés qui se sont mis en tête de le faire : Alice Delarue, Anastasia Kozlow, Louis de Villers, Stéphane Maugeri, Simon Falguières. Mon projet annexe consiste à mettre le moulin au service de la production d’hydroélectricité. L’idée est d’être autonomes énergétiquement, à l’exception des mois d’été où le débit est trop faible. Et là, il faut tout le temps batailler face au millefeuille administratif, aux régulations, etc. L’avantage, c’est qu’on a plus de visibilité qu’un particulier lambda.
Que prévoyez-vous pour les mois à venir ?
Léandre Gans : Le 3 juin, on jouera la dernière de l’intégrale du Nid de cendres à Toulouse. Ensuite, on reviendra au moulin où aura lieu, le 17 juin, le spectacle de fin d’année de l’école de Saint-Pierre d’Entremont. Cent vingt enfants travailleront avec notre équipe dans des conditions de festival. Ils ont travaillé avec leurs institutrices. Il y a des dragons, ils attaquent le moulin avec des échelles… Ensuite, chacun doit vaquer à ses occupations, puis à partir d’août, on préparera le festival qui aura lieu les 1er et 2 septembre. Six spectacles, dont les solos de Milena Csergo et Fred Voruz, Le Rameau d’or, Morphē, L’Errance est notre vie… et le meilleur restaurant qui soit !
Propos recueillis par Samuel Gleyze-Esteban
Le Nid de cendres – Intégrale de Simon Falguières
Théâtre Nanterre-Amandiers
7 Av. Pablo Picasso
92000 Nanterre
Les 18 et 20 mai 2023 à 11h
Durée 13h avec entractes
Tournée
Le 3 juin 2023 au ThéâtredelaCité – Toulouse
Texte et mise en scène Simon Falguières
Collaboration artistique Julie Peigné
Assistant à la mise en scène Ludovic Lacroix
Scénographie Emmanuel Clolus
Création lumières Léandre Gans
Création sonore Valentin Portron
Création costumes Clotilde Lerendu et Lucile Charvet
Accessoiriste Alice Delarue et Pauline Lefeuvre
Avec John Arnold, Layla Boudjenah, Antonin Chalon, Mathilde Charbonneaux, Camille Constantin Da Silva, Frédéric Dockès, Elise Douyère, Anne Duverneuil, Charlie Fabert, Simon Falguières, Charly Fournier, Victoire Goupil, Pia Lagrange, Lorenzo Lefebvre, Charlaine Nezan, Stanislas Perrin, Manon Rey, Mathias Zakhar