Daddy de Marion Siéfert ©Matthieu Bareyre

Call of Daddy

Le monde virtuel permet-il d'échapper à l'exploitation matérielle ? Dans Daddy, Marion Siéfert plonge une adolescente au cœur du problème tout en ouvrant sa mise en scène sur d'autres horizons. Et révèle au passage une jeune comédienne, Lila Houel.

C’est non sans une certaine excitation que nous entrons à l’Odéon le soir de la première parisienne de Daddy, quelques semaines après sa création au Quai, à Angers. En tête, le souvenir des précédents spectacles de Marion Siéfert, _jeanne_dark_ ou plus encore Le Grand Sommeil. Dans la belle salle du sixième arrondissement, c’est comme si les promesses formulées dans ces œuvres solistes et minimales devaient se déployer dans d’autres dimensions, plus amples, la durée annoncée de 3h30 aidant. Après quelques secondes électriques passées dans le noir, la salle n’ouvre pas les yeux sur la spacieuse cage du théâtre à l’italienne, mais sur la verticalité écrasante d’un écran étendu à flanc de scène. Y est projetée une partie de jeu vidéo multijoueur en ligne. Avatars aux costumes chatoyants, combat armé dans un univers enfantin : c’est une inversion complète de la hiérarchie des visibilités au théâtre, et elle ne sera ainsi opérée ainsi qu’une fois, en ouverture, sans doute parce que la metteuse en scène sait qu’il n’en faut souvent pas plus pour affirmer quelque chose en art. Puis l’écran se lève et laisse place au décor voilé d’un déjeuner où les parents de l’héroïne Mara (incarnés par Émilie Cazenave et Charles-Henri Wolff) reçoivent un ami.

Sauve qui peut la vie
Daddy de Marion Siéfert ©Matthieu Bareyre
©Matthieu Bareyre

La cène troque le vin pour du coca et la nappe blanche pour une table de jardin en plastique. Le naturalisme social du décor fait appel à un grand déballage de signifiants relatifs aux classes populaires : l’accent (du Sud), les costumes, le langage, les discussions, les attitudes, les métiers — lui est agent de sécurité, elle est aide-soignante. C’est à cet ancrage social à la fois juste et sur-signifié que s’adosse et s’oppose l’univers virtuel de Daddy dans lequel est entraînée Mara. C’est même au gré d’une absence de perspectives réjouissantes qu’elle saute à pieds joints dans le plan de son partenaire de jeu Julien, charlatan parlant une langue de motivateur business (parfait Louis Peres), pour la rendre célèbre. Elle-même, qui rêve d’être actrice, le dit : sans connexions, sans réseau, difficile d’imaginer faire carrière sur grand écran. Alors le prédateur aux dents acérées, de douze ans son aîné, lui rétorque que les règles ne sont pas les mêmes online.

Le jeu Daddy, justement, est pensé comme une scène de théâtre multijoueur, un lieu de mise en scène de soi augmenté par les possibilités offertes par la dématérialisation et les avatars — entre TikTok et n’importe quel jeu de rôle virtuel. On peut percer en chantant, en dansant et en jouant, et ainsi engranger de grosses sommes d’argent. Julien parie sur Mara comme sur un cheval pour gagner la course à la fame en lui faisant miroiter la célébrité rêvée. « Tout ce qui est vivant, c’est mort. Maintenant, ce que les gens veulent voir, c’est des avatars », promet-t-il ainsi lors de leur premier appel vidéo. Mara bégaie un peu, puis accepte.

Goffman 2.0
Daddy de Marion Siéfert ©Matthieu Bareyre
©Matthieu Bareyre

C’est ainsi, après cette exposition en trois temps, que s’ouvre le terrain ludique de Daddy, dont Marion Siéfert a eu la bonne idée de ne faire, dans la forme, qu’une affaire de théâtre. Le transfert du virtuel dans la réalité matérielle du plateau n’a pas lieu qu’au travers d’un pacte de suspension d’incrédulité, mais aussi à travers cette opération qui consiste à suppléer au séquençage net du début une pure étendue théâtrale. Le grand mur noir de la cage de l’Odéon en est la seule frontière dans la scénographie de Nadia Lauro — et encore, jusqu’à ce que. Surtout, sa temporalité est celle de la continuité, et un entracte mis à part, les scènes se fondent les unes dans les autres plus qu’elles ne se succèdent, inventant ainsi une dramaturgie taillée à l’image de ces univers sans montage : Daddy est un cabaret liquide.

De là, la pièce devient une lente sismographie des affects et des relations de pouvoir sublimés par ce transfert dans le virtuel. Les femmes y errent comme des âmes en peine, se fendant de temps à autre, sans crier gare, d’un tour de comédie musicale ou d’une danse (servies pour beaucoup par la partition malléable de la talentueuse Jennifer Gold). Les figures masculines, elles, dirigent et exploitent. Dans ce champ d’intensités se dessinent des reliefs et des aplats, à l’image des monticules de neige qui servent d’unique décor au sol. Il y a des jaillissements qui rappellent le moteur esthétique du Grand Sommeil, comme ces deux passages de stand-up assurés par la sidérante Lou Chrétien-Février, first as farce, then as tragedy, commençant sur un bide pour venir déborder dans le public dans une espèce de séance cathartique d’humiliation collective. Il y a des élévations, souvent l’apanage de la comédienne Lila Houel, jusque dans des scènes finales où elle cloue à son orchestre l’Odéon tout entier. De façon corollaire, il y a, de temps à autre, des affaissements : c’est le cas de certains numéros musicaux et dansés, que le temps devra affûter, ou de certaines plages dialoguées de la seconde partie. Comme ils participent à caractériser la structure étrange de la pièce, on s’en accommode.

Débordements
Daddy de Marion Siéfert ©Matthieu Bareyre
©Matthieu Bareyre

L’intelligence de Daddy réside avant tout dans sa capacité à ne pas se réduire à son concept de départ, mais plutôt d’aller chercher constamment à faire théâtre à partir de lui. La pièce s’offre ainsi d’emblée la place d’occuper un terrain expérimental extrêmement vivifiant, comme par exemple dans l’ouverture de la seconde partie, un saisissant ballet de neige et de musique industrielle. Et rarement ces choix apparaissent comme des caprices : ils sont bien plutôt l’expression d’une fougue esthétique relativement rare, et servent souvent comme les symptômes d’un dérèglement profond chevillé au cœur du récit. En outre, l’écriture de Marion Siéfert et son complice Matthieu Bareyre est suffisamment riche et affûtée pour tenir de part en part cet assemblage scénique où la lumière de Marion Auriol joue autant que les mots. Il y a quelque chose de réjouissant à voir l’artiste prendre à bras le corps le changement d’échelle qui lui est offert, sans rien diluer de la singularité de ses visions et en injectant un peu de sang impur dans la vénérée institution.

Mara traverse Daddy comme un palais des glaces où elle-même finit par refléter l’exploitation et l’abus subi par les jeunes filles aux mains des hommes et du capital. Cela alors même qu’elle voulait fuir la condition sociale de ses parents, lesquels sont des avatars de la France des ronds-points, exploités, surmenés et déconsidérés. Elle finit par exploser, consacrant à grand fracas sa magnifique interprète de tout juste quinze ans, Lila Houel, ainsi que la clairvoyance de Marion Siéfert lorsqu’elle compose une distribution et la dirige. Mais cette peinture d’une manipulation et d’une violence multiformes, une fois étalées les dynamiques, ne se solde par aucune prescription moraliste. Elle concentre surtout son attention, sa foi et sa conviction dans la force vitale qui bout dans l’adolescence et, simultanément, dans tout ce qu’une équipe de théâtre peut proposer d’audacieux et de mouvant, jusqu’à éclater les murs et déborder dans la rue.

Samuel Gleyze-Esteban

Daddy de Marion Siéfert et Matthieu Bareyre
Points Communs, Nouvelle scène nationale
Théâtre des Louvrais
Place de la Paix
95300 Pontoise
Les 15 et 16 mai 2024

Durée 3h30 avec entracte

Odéon – Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon, 75006 Paris

Du 9 au 26 mai 2023

Mise en scène Marion Siéfert
Conception scénographie Nadia Lauro
Lumières Manon Lauriol
Création sonore Jules Wysocki
Maquillages Dyna Dagger
Vidéo Antoine Briot
Costumes Valentine Solé, Romain Brau pour les robes de Lila Houel et le vol de Jennifer Gold
Régie générale Chloé Bouju
Régie plateau Marine Brosse
Régie son Mateo Provost
Assistanat à la mise en scène Mathilde Chadeau
Collaboration aux chorégraphies comédie musicale Patric Kuo
Chorégraphie de combat Sifu Didier Beddar

Avec Émilie Cazenave, Lou Chrétien-Février, Jennifer Gold, Lila Houel, Louis Peres, Charles-Henri Wolff

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