Quinze ans après la mort de Maurice Béjart, le Ballet de l’Opéra de Paris rend hommage à celui qui, durant plus de quarante années de compagnonnage, a offert une vingtaine de pièces au répertoire de l’institution. Programmant en une soirée trois œuvres courtes emblématiques du travail du chorégraphe marseillais dans les années 1970, l’Opéra Bastille fait carton plein.
© Julien Benhamou
Il y a tout d’abord la figure emblématique de Béjart. Sa silhouette, cette fameuse écharpe rouge autour du cou qui revient en mémoire tel un boomerang. Puis vient le souvenir de son écriture chorégraphique intense, ciselée, foisonnante et maîtrisée dans le moindre jeté de jambes, dans la moindre arabesque. Enfin, il y a la distribution, celle d’origine, pour laquelle il a créé ces pièces courtes, tranchantes, irradiantes, puis celle d’aujourd’hui, qui fait la part belle aux étoiles. Le programme conçu par Aurélie Dupont, ancienne directrice du ballet de l’Opéra de Paris, a de quoi attirer le chaland. C’est réussi : la salle de l’Opéra Bastille est pleine à craquer jusqu’aux cintres.
Rouge est l’oiseau
Béjart a une quarantaine d’années et une dizaine de créations à son actif quand il s’attaque à la musique qu’Igor Stravinsky a imaginée pour Diaghelev. S’appuyant sur la Suite pour orchestre et non sur la partition en deux actes, il se concentre tout particulièrement sur l’histoire de cet oiseau de feu, être de lumière révolutionnaire qui va entraîner dans son sillage pour le libérer un peuple tout de gris-bleu vêtu. Bondissant, léger, portant un académique rouge pétard, Francesco Mura fait flèche de tout bois et transmet énergie et vitalité aux restes du groupe. L’écriture est précise, classique. Rien ne dépasse et les bras semblent se muer en ailes. Les jambes virevoltent avec une incroyable légèreté. Les gestes, impeccablement exécutés par un corps de ballet qui semble voler à l’unisson, emportent le public vers un final ardent, presque écarlate, où les poings se lèvent contre l’oppression. Pourtant, au-delà du plaisir de (re)voir une pièce fondatrice de l’œuvre seventies de Béjart et la technique parfaite des danseuses et danseurs, une impression fugace de daté s’imprime sur les rétines…
Ambiguïté des sentiments
Crée en 1971 pour Rudolf Noureev et Paolo Bortoluzzi, Le Chant du compagnon errant est une pièce sur la solitude et l’incapacité à aller vers l’autre qui met à l’honneur la danse masculine. Intimiste, mélancolique, elle joue sur le jeu d’attirance et de répulsion entre deux hommes. L’un est le maître, l’autre l’apprenti. Entre amour et amitié, sentiments confus et passion tourmentée, un danseur en académique bleu pâle tourne autour d’un autre en académique rouge. Portés par les lieder de Mahler, que chante le baryton Sean Michael Plumb, Antoine Kirscher et Enzo Saugar déploient sagement l’écriture troublante puis incandescente du chorégraphe. Trop jeunes peut-être, les deux artistes, excellents dans la maîtrise des mouvements tout en tension que leur impose la partition, n’arrivent pas en incarner toute l’ambivalence. À leur décharge, difficile de rivaliser avec les deux monstres sacrés qui hantent ce duo aux lignes aussi douces que vacillantes.
Pièce maîtresse
Tempo invariable, crescendo graduel, le Boléro de Ravel est une œuvre sans pareille. Créée en 1928 pour la danseuse Ida Rubinstein, cette partition unique ne cesse d’attiser l’appétit et l’imaginaire des chorégraphes. En 1961, Béjart s’en empare avec la fougue d’un trentenaire, la gourmandise et la verve d’un artiste prolixe, passionné au tout début de sa carrière. Reprenant l’idée originelle de la chorégraphe russe Bronislava Nijinska, sœur du fameux Nijinski, il place son danseur ou sa danseuse au cœur du plateau, sur une estrade rouge, rappelant les tables des tavernes andalouses. Point de mire d’une quarantaine d’ hombres calientes, torses nus, placés en trifrontal autour de l’étonnant dispositif — une trouvaille de Béjart quand il a offert cette pièce en 1979 à son danseur fétiche Jorge Dunn —, Hugo Marchand, comme traversé par la musique de Ravel, déploie ses bras, immenses, enfonce ses jambes l’une après l’autre dans le sol. Soleil de cette soirée, il captive, hypnotise, emporte la salle, la scène. Poignets pliés et cassés avec une grâce infinie, il fait de son corps musculeux une arme de guerre entièrement dédiée à la force inaltérable de ce Boléro. Jusqu’à l’extase, la pamoison — la sienne bien sûr, mais aussi celle du corps et de ballet et du public. Tout simplement sublime !
Béjart l’insubmersible a pris quelques rides, mais n’a toutefois rien perdu de sa flamboyance, de son art sans concession de la danse, de son sens inné d’un spectaculaire racé. Plus mythique que jamais, son Boléro remporte la mise. Le triomphe est total. La salle, debout, applaudit à tout rompre une des œuvres majeures de la danse moderne. Rien que pour la rythmique et l’érotisme qui s’en dégage, ce programme hommage est un rendez-vous immanquable de ce printemps.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Programme Béjart
Ballet de l’Opéra National de Paris
Opéra Bastille
place de la Bastille
75012 Paris
Jusqu’au 28 mai 2023
L’Oiseau de feu
Musique d’ Igor Stravinsky (1882-1971)
Chorégraphie de Maurice Béjart
Avec Francesco Mura et Alexandre Gasse et les Étoiles, les premières danseuses, les Premiers Danseurs et le Corps de Ballet de l’Opéra
Direction musicale de Patrick Lange
Orchestre de l’Opéra national de Paris
Le Chant du compagnon errant
Chorégraphie de Maurice Béjart
musique de Gustav Mahler (1860-1911)
avec Enzo Saugar et Antoine Kirscher
Boléro
Musique de Maurice Ravel (1875-1937)
Chorégraphie et mise en scène de Maurice Béjart
avec Hugo Marchand
Distribution du 28 avril 2023