À Valenciennes, la dixième édition du Cabinet de curiosités s’est ouverte dans la scène nationale du Phénix, le mardi 28 février 2023, sur deux propositions diamétralement opposées. D’un côté, Yuval Rozman, avec humour et auto-dérision, dissèque les mécanismes d’une rupture amoureuse. De l’autre, Lisaboa Houbrechts invite à une œuvre opératique qui questionne foi, croyance et existence de Dieu. Captivant !
© KVDE.BE
En cette fin d’après-midi de mars, un froid vif saisit les piétons dans les rues de Valenciennes, baignées par les rayons pâles d’un soleil d’hiver. Sur le parvis du Phénix, immense paquebot rouge situé au cœur de la ville, quelques fumeurs épars tirent quelques taffes sur leurs cigarettes en dissertant sur les spectacles vus en début d’après-midi. C’est à l’intérieur, dans l’univers ouaté du hall et du bar que la plupart des festivaliers se sont réfugiés. Autour d’un café ou d’un thé bien chaud, ils échangent, évoquent les artistes qui attisent leur curiosité. Il faut dire que comme chaque année, le Cabinet des Curiosités fait le grand écart entre petites et grandes formes, entre performances, œuvres opératiques et théâtres de plateau, donnant ainsi le pouls de la création contemporaine et de l’émergence. Après avoir assisté la veille au soir, au Manège de Maubeuge, à la première de This is not « an act of love and resistance » d’Aina Alegre, la journée est consacrée à la toute nouvelle création d’Yuval Rozman, un habitué des lieux, ainsi qu’au premier volet de la trilogie lyrique et poétique de Lisaboa Houbrechts, qui s’intéresse « à l’ampleur de l’héritage affectif transmis par les mots, et plus encore par les silences. »
Clôture de la passion
À l’amour, le vrai, le pur, le grand. C’est beau, c’est doux, c’est rassurant. Ça réchauffe les cœurs, ça étouffe, ça blesse. Du premier regard échangé sur Tinder à la guerre des tranchées, il n’y a qu’un pas ou plus exactement cinq ans. Thamar est israélienne, de confession juive. Virgile est né dans le sud de la France. Elle est comédienne, lui photographe. Entre eux, ça matche tout de suite. Il est le roi de la blague facile. Elle est aimante et dévouée. Pour évoquer cette passion intense, qui les a liés jusqu’au point de non-retour, c’est sur un espace quadri-frontal, rappelant un ring de boxe, que Yuval Rozman les réunit. Arrière toute… C’est sous les meilleurs auspices que commence l’histoire de ces trentenaires. Ensemble, ils voyagent, regardent des films, adoptent un chien — tellement présent et adorable qu’il en vole la vedette aux comédiens. Mais derrière les sourires de façade et un bonheur à faire crever d’envie, les premiers signes délétères lézardent le tableau. Les petits défauts so cute du début deviennent vite insupportables. Une brutalité sous-jacente tend les rapports. La fin est inévitable. Elle sera celle des rencontres explosives et violentes.
Avec humour noir et autodérision, Yuval Rozman poursuit son œuvre intime et personnelle, où il porte au plateau son regard sur le monde qui l’entoure, sur ce qui fait sa terre à lui, riche de ses racines, de ses émotions. C’est potache parfois, décalé le plus souvent. Les rires fusent avant de se transformer en larmes. L’effroi n’est jamais loin de la tendresse. Comme il est dans la vie, son Ahouvi — amour en hébreu — est entier, radical. Il captive le spectateur ou le laisse à la marge. Pas de compromis, C’est ce qui en fait la beauté, l’âpreté aussi. À chacun d’y noyer son chagrin, d’y voir des échos à sa propre vie. Une seule certitude : cette histoire d’A ne peut vous laisser indifférent, alors plongez dans le champ de bataille et laissez-vous troubler !
Et Dieu dans ça…
À peine, le temps de reprendre son souffle que dans la grande salle du Phénix, une autre épopée s’offre les festivaliers. Face aux spectateurs, un immense cube noir trône au centre de la scène. À jardin, un vieil homme en veste de survêt bleu regarde au loin. À ses côtés, une femme, en tailleur blanc, tourne le dos à la salle. Du plus profond des coulisses, un aria religieux signé Bach s’élève. Le son est étouffé. Il vient d’une lecteur CD portatif, que tient entre ses mains une jeune fille de douze ans. Imperceptiblement, la musique devient plus prégnante, plus enveloppante. D’un cri de douleur venu de ses entrailles, le patriarche rompt l’harmonie. Il n’en peut plus de cette bondieuserie. Pour lui, il n’y a de pardon, pas de nuances : tous les prêtres sont des violeurs d’enfants. Remontant le fil de l’histoire de ses ancêtres sur trois générations, la gamine, habillée en communiante, réveille les blessures enfouies de tout un pays.
Hybridant les arts vivants avec virtuosité, Lisaboa Houbrechts signe une fresque opératique noire faite d’allégories, d’images et d’impressions fugaces. C’est au scalpel qu’elle plonge dans les méandres de l’âme humaine, dans les horreurs du monde. Pédophilie, nazisme, cancer, violences conjugales, camp de concentration, castration chirurgicale s’invitent au plateau dans un grand ballet, un grand tout où le beau se confronte au monstrueux, la croyance à l’absence de foi. Avec une intelligence esthétique, une profusion d’inventivité autant artisanale que sophistiquée, la metteuse en scène flamande d’à peine vingt-sept ans, dont on verra en mai la Médée à la Comédie-Française, fait feu de tout bois et déploie une incroyable palette d’effets scéniques, opératiques et chorégraphiques. Jouant des contrastes, multipliant les entrées possibles, elle questionne nos propres convictions et laisse libre cours à nos interrogations. Avec Pépé Chat ; ou comment Dieu a disparu, tout commence comme une comptine pour mieux vriller en tragédie du temps présent. Prenant à bras le corps une actualité brûlante, elle esquisse un poème tout en tension et rugosité. La proposition est dense, exigeante jusqu’à l’aridité. Le geste est d’une incroyable maîtrise. Il ne peut laisser insensible et confirme le grand talent d’une artiste rare, virtuose, clairement à suivre…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Valenciennes
Festival Le Cabinet des Curiosités
Le Phénix – Scène nationale de Valenciennes
Jusqu’au 4 mars 2023
Ahouvi de Yuval Rozman
mise en scène de Yuval Rozman assisté Antoine Hirel
Avec Stéphanie Aflalo, Roxanne Roux, Gaël Sall et Yova en alternance avec Epops
Scénographe et création lumière de Victor Roy
Création sonore de Quentin Florin
Costumes et regard extérieur de Julien Andujar
Création présence animal au plateau Judith Zagury-Shanju
Tournée
le 4 et 5 avril 2023 à La Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production
Pépé Chat ; ou comment Dieu a disparu de Lisaboa Houbrechts | laGeste
texte, mise en scène, voix Lisaboa Houbrechts
arias, chorals, récitatifs de J. S. Bach
avec Alberto Martinez, Boule Mpanya, Driss Vandekerckhove, Eddie Dumont, Elisa Soster, Elsie de Brauw, Ferre Vereecken, Jules Dorné, Pieter Ampe, Philippe Thuriot, Stefaan Degand, Wolf De Graeve, Zofia Hanna
Tournée
les 3 et 4 mars 2023 au KVS en co-présentation avec Kaaitheater, Bruxelles (BE)
les 9 et 10 mars 2023 à l’Opéra de Lille (FR)
du 16 au 18 mars 2023 à la MC93, Seine-Saint-Denis (FR)
du 16 au 18 juin 2023 au Holland Festival, Amsterdam (NL)