Au théâtre de la Bastille, David Geselson reprend Le Silence et la peur, pièce créée en janvier 2020 au Théâtre de Lorient. Portée par une distribution métissée, l’œuvre retrace avec intelligence l’histoire d’un pays, l’Amérique du Nord, et les combats d’une femme, Nina Simone.
© Simon Gosselin
De la pénombre, une silhouette émerge. Cheveux remontés en chignon façon années 30, chemisier blanc, le regard scrutant la salle, Muriel Mazzonovitch (étonnante Laure Mathis) s’avance sur le devant de la scène. Sur le ton de la confidence, elle parle de son père, un être à part. Celui-ci avait le don de synesthésie, c’est-à-dire la capacité d’associer plusieurs sens, et donc de percevoir la « musique » intérieure des gens qu’il croisait. Cette singularité, dont elle a hérité, lui est fort précieuse en tant que prof de piano. C’est par son métier qu’elle rencontre la petite Eunice Waymon, née en 1933 à Tryon en Caroline du Nord, au cœur d’un Amérique toujours marquée par les stigmates du ségrégationnisme.
Naissance de Nina Simone
Enfant prodigue, virtuose, Eunice commence à quatre ans à jouer tous les week-ends dans l’église où officie sa mère, pasteur de son état. Elle connaît Bach par cœur, s’entraîne intensément, rêve de passer le concours d’entrée du prestigieux Curtis Institute de Philadelphie et d’être ainsi « la première concertiste classique noire en Amérique. » Sa couleur de peau, notamment, mettra fin à cette ambition. En 1950, elle est recalée. S’en suit une déception immense, une blessure qui jamais ne cicatrisera. Persuadée de ne pas être à la hauteur, elle enchaîne les petits boulots : aide-préparatrice d’un photographe, pianiste le soir dans un bar d’Atlantic City. Le propriétaire l’oblige à chanter. Il lui faut un nom de scène, ce sera Nina Simone, en hommage à l’actrice Simone Signoret, qu’elle admirait après l’avoir vu dans Casque d’or de Jacques Becker.
Mélangeant jazz, blues et classique, elle impose son style, sa voix chaude. De club en club, elle se fait un nom. Un premier album lui ouvre la route pour Greenwich village, puis la porte d’une grande maison de disques. Une diva est née. Mais ce n’est pas tant l’artiste qui intéresse David Geselson, c’est plutôt ce qui bouillonne en elle, ses combats, ses colères, ses fêlures. Refusant toute chronologie, toute réappropriation culturelle, il nous invite à une balade entre les époques et les lieux. On découvre Nina Simone au travers des événements, des moments de vie qui ont construit sa personnalité et lui ont donné la force nécessaire de lutter sans relâches pour les droits civiques aux États-Unis.
Les cicatrices d’une femme, d’un pays
L’histoire de l’Amérique confrontée à ses fantômes, l’extermination des enfants amérindiens, l’esclavagisme des Afro-Américains, l’oppression permanente des Blancs, la lutte permanente des Noirs pour s’émanciper ou tout simplement exister s’enchâssent à la vie de l’une des plus grandes divas du jazz. Pour donner corps à ce récit, l’auteur et metteur en scène métisse sa distribution. Ainsi, il associe à deux comédiens français (Laure Mathis et Elios Noël) des artistes américains et britanniques. L’osmose est totale, la fusion des cultures et des langues au plateau donne naissance à une œuvre fluide, dense et d’une belle intensité.
Dans un décor rappelant quelques intérieurs bourgeois et dont les cloisons mouvantes, poussés par les comédiens, modulent l’espace en permanence, la texane Dee Beasnel incarne la diva, donne chair à ses déceptions, ses emportements contre un ordre établi, des règles, un racisme sous-jacent. Elle est vibrante, troublante, tout simplement formidable. Face à elle, Kim Sulivan (le père) et Jared Mc Neill (le premier amour d’Eunice) jouent à l’unisson et donnent tout son sel et sa force à cette fresque américaine, tragédie humaine nimbée de son jazzy dont seulement quelques notes de standards de Nina Simone sont reconnaissables çà et là.
L’éternelle Nina Simone plane majestueusement sur ce Silence et la peur. Sa personnalité, sa voix que l’on n’entend pourtant pas, ainsi que ses cris, ses luttes pour un monde autre inondent le théâtre de la Bastille et resteront à jamais gravées dans nos mémoires. Un moment suspendu à déguster sans modération !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Le silence et la peur de David Geselson
Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette 75011 Paris
jusqu’au 27 mars 2023
durée 1h50
mise en scène de David Geselson assisté de Shady Nafar
Avec Dee Beasnael, Marina Keltchewsky en alterance avec Laure Mathis, Jared McNeill, Elios Noël et Kim Sullivan
Scénographie de Lisa Navarro assistée de Margaux Nessi
Lumières de Jérémie Papin assisté de Marine Le Vey
Vidéo de Jérémie Scheidler assisté de Marina Masquelier
Son de Loïc Le Roux
Costumes de Benjamin Moreau
Réalisation costumes – Sophie Manac’h
Régie générale – Sylvain Tardy
Collaboration à la mise en scène Dee Beasnael, Craig Blake, Loïc Le Roux, Laure Mathis, Benjamin Moreau, Shady Nafar, Lisa Navarro, Elios Noël, Jérémie Papin, Jérémie Scheidler, Kim Sullivan, Sylvain Tardy
Traduction de Nicholas Elliott et Jennifer Gay
Construction décors Atelier décor du ThéâtredelaCité – Centre dramatique national Toulouse Occitanie