Harper lunaire dans Angels in America ou demi-mondaine faisant tourner la tête de Saint-Loup dans Le Côté de Guermantes, Jennifer Decker, nouvellement nommée 539e sociétaire de la Comédie-Française, fait, en ce printemps, les beaux-jours de la salle Richelieu. C’est au Nemours, institution ultra-connue des aficionados de la maison de Molière, qu’on la retrouve le temps d’un apéro impromptu savoureux et convivial.
© Anaïs Demoustier
Quand on croise Jennifer Decker à la sortie des répétitions pour la reprise d’Angels in America, ce n’est pas son regard mordoré ou sa silhouette gracile que l’on remarque en premier. C’est avant tout son sourire éclatant et la joie de vivre, la fraîcheur inaltérable qu’il dégage. Cette femme bien de son temps, en baskets et grand manteau gris, a ses habitudes place Colette. À peine installée sous les colonnes du célèbre bistrot parisien, déjà les serveurs la saluent. On sent entre eux une proximité non feinte, un respect, une vraie complicité. Faussement désinvolte, cultivant une forme de discrétion, la comédienne a une manière très naturelle de mettre à l’aise. La commande passée — une bière blonde pour elle, un verre de Pouilly Fumé pour nous —, elle évoque son adolescence en région parisienne. « Je suis arrivée à ce métier par une succession de hasards heureux, raconte-t-elle. Au lycée Saint-Louis Saint-Clément de Viry-Chatillon, où j’ai fait mes études, Pierre Notte avait créé une option théâtre. Tous les jeudis de 17h à 20h, nous nous retrouvions pour faire du théâtre. Et je crois que ce que j’aimais par-dessus tout, c’était de passer trois heures entre copains et copines, ensemble. Cette ambiance joyeuse de partage, de fête était pour moi une vraie bulle d’oxygène, un moment suspendu où tout était possible. »
Jeune femme de quarante ans, elle ironise sur son âge. Ses yeux pétillent, comme si une vague de souvenirs drôles ou touchants venait la submerger. « Pierre, poursuit-elle, a été ma bonne étoile, un peu comme une fée qui se serait penchée sur la jeune fille de seize ans que j’étais. Il a toujours été là. C’est lui qui, en 2005, m’a présenté à Irina Brook, laquelle m’a engagée dans la foulée pour interpréter Juliette dans son adaptation de la célèbre pièce de Shakespeare, qui a notamment était présentée à Chaillot. C’est aussi lui qui, en 2008, a fait venir Muriel Mayette-Holtz, alors administratrice du Français, au Théâtre Vidy-Lausanne, où je jouais sous la direction Gabriel Garran, pour la pièce Louis Jouvet – Romain Gary 1946–1951, d’après une œuvre inachevée de l’auteur. Sans ce coup-de-pouce, peut-être que je ne serais pas rentrée à la Comédie-Française quatre ans plus tard. Je sais, parce qu’il me l’a avoué un peu plus tard, qu’il espérait secrètement qu’elle me repère et me donne ma chance. »
Le théâtre à coeur
Prolixe, enjouée, la comédienne s’amuse de petites et grandes anecdotes qui ont marqué ses premiers pas. « J’étais tellement jeune à l’époque. Je venais d’avoir le bac. Je reçois le contrat pour le Juliette et Roméo d’Irina Brook. La tournée est d’un an, avec pas moins de 135 dates à honorer. Je panique. Ma sœur Géraldine est avec moi. Elle m’emmène faire un tour dans le bois, qui était à côté de chez nous à l’époque. Et là, elle me dit cette phrase magnifique : “L’échec serait de ne pas essayer”. À mon retour, j’ai signé sans réfléchir. » Bien que n’ayant suivi que la formation prodiguée par Pierre Notte, Jennifer Decker joue très vite dans la cour des grands. Toutefois, le chemin n’est pas si simple. « Les années qui ont suivi ont été assez dures. J’ai failli abandonner pour reprendre la fac. Les projets s’enchaînaient, mais j’avais l’impression de m’ennuyer, de ne pas trouver ma place, de ne pas retrouver les mêmes sensations que celles que j’avais connues avec Irina. » « Actrice saisonnière » comme elle s’amuse à se définir, elle enchaîne alors les tournages tous les étés. Un peu de télé, où elle joue notamment une dauphine de France au côté d’Anna Mouglalis dans les Amants du Flore d’Ilan Duran Cohen et un peu de cinéma, où elle donne la réplique à Jean-Baptiste Maunier et Judith Chemla. Mais rien qui la stimule vraiment.
Il faut attendre 2008 pour qu’elle revienne à ses premières amours et que le feu sacré du théâtre se rallume. « Les planches me manquaient. J’en avais parlé à mon agent de l’époque, Élisabeth Simpson. Alors quand Gabriel Garran a ouvert les auditions pour sa prochaine création, elle m’a tout de suite mise sur le coup. J’ai été prise et je suis partie répéter à Vidy-Lausanne. C’était comme une renaissance. » Tout s’enchaîne. Très vite, dans la foulée, Pierre Notte lui propose de jouer aux Déchargeurs, à Paris, dans sa pièce Des couteaux dans le dos. Le succès est au rendez-vous. À peine le temps de dire « ouf » que Muriel Mayette-Holtz l’appelle et lui propose d’auditionner pour devenir pensionnaire à la Comédie-Française. On est en 2011 et c’est le début d’une toute nouvelle aventure pour la jeune comédienne. « Quand j’ai reçu l’appel de Muriel, explique-t-elle, je n’en menais pas large. Je n’étais pas issue du sérail et je devais passer un galop d’essai avec Catherine Hiegel, pour remplacer Marie-Sophie Ferdane dans L’Avare qu’elle venait de mettre en scène avec Denis Podalydès. » L’épreuve passée, c’est assise au Nemours qu’elle attend, fébrile, le retour de la metteuse en scène et la décision de l’administratrice. « Tous les moments importants de ma vie liés au Français se jouent dans ce bar, sous ces colonnes. Quand mon nom a été proposé pour devenir sociétaire, c’est encore ici qu’Anna [Cervinka] et moi avons patienté, pendant que là-haut, les sociétaires délibéraient. Il y a tout un rituel, une cérémonie à suivre. C’est assez magique, cela donne à la nomination quelque chose de singulier. Il en va de même quand tu signes ton contrat, quelques mois plus tard. C’est devant notaire, en présence de l’administrateur, de la doyenne ou du doyen de la troupe et des huit membres élus du comité. »
Le Français, sa seconde maison
Place Colette, portée par la troupe, Jennifer Decker grandit et s’épanouit. À l’ombre des grands, elle se fait une place, un nom, impose un style à la fois fougueux, épique et lumineux. « De grands moments, de belles rencontres ont éclairé mon parcours. Mais récemment, Arnaud Desplechin, m’a fait un magnifique cadeau. Jouer Harper est une expérience incroyable, très forte. Elle est comme un double. C’est la première fois que je n’ai pas l’impression de jouer, mais d’être elle, comme si ce mélange entre dépression, folie, clownerie et puérilité trouvait une résonance au plus profond de moi. L’écriture de Tony Kushner me fascine, elle est lumineuse. Il a le goût des punchlines, mais elles ne sont jamais hors contexte, elles sont toujours liées au caractère ou la personnalité d’un personnage. Et puis, il y a la confiance d’Arnaud : dans un mail, au tout début de l’aventure, il m’avait écrit que ma fantaisie correspondait parfaitement à celle d’Harper. »
Le vouvoiement a laissé place au tutoiement. Les sujets débordent, s’entrechoquent, les idées fusent. Intarissable sur Angels in America, elle pourrait en parler des heures durant. « Ce qui est fou avec cette pièce, c’est qu’avec Arnaud nous l’avons travaillée dans tous les sens. Sur scène bien sûr, mais aussi à la radio avec Cédric Aussir, où nous l’avons jouée en intégrale. De cette matière, un film a été réalisé. Quand il y a eu le confinement, Guermantes et Angels se sont arrêtés comme tout le reste brutalement. Comme c’était deux réalisateurs qui mettaient en scène, le Français leur a proposé de faire des films autour des deux spectacles. Arnaud s’est inspiré de Elvire Jouvet 40, nous a filmé en salle de répét avec des éléments de décor. Ce qui nous a permis de prolonger un peu l’histoire malgré les circonstances. »
De Molière à de Rambert
Sur scène, elle ne cesse de surprendre, d’emprunter des sentiers sur lesquels on ne l’attend pas. elle joue Éliante dans Le Misanthrope de Molière par Clément Hervieu-Léger – dans la somptueuse mise en scène de La Maison de Bernarda Alba de Lilo Baur – Lisette dans L’heureux stratagème de Marivaux et Elvire dans Dom Juan de Molière sous le regard poétique d’Emmanuel Daumas et brûle les planches en 2017 dans un Phèdre mis en scène par Louise Vignaud. « Depuis 2011, j’ai eu la chance de rencontrer un certain nombre de metteurs en scène incontournables. Et comme je n’ai pas fait d’école, je me suis formée au fil des aventures. Quand j’ai joué auprès d’Alain Françon dans La Mer d’Edward Bond, j’assistais à toutes les répétitions pour écouter le maître, même si je n’avais que deux scènes. Le voir diriger d’autres comédiens m’a énormément appris. Il m’a donné des outils, pour après, notamment la manière de lire et d’appréhender un texte du répertoire. C’est ce que j’ai retrouvé cette année avec Thomas Ostermeier sur Le Roi Lear. »
Malgré le froid humide de cette fin de journée de mars, l’atmosphère est de plus en plus chaleureuse. Parlant avec les mains, sa voix de plus en plus chantante, la comédienne poursuit le voyage dans les méandres de sa mémoire. Les souvenirs remontent dans le désordre. Le ton se fait de plus en plus joyeux. « Je ne t’ai pas encore parler d’Une Vie de Rambert au Théâtre du Vieux-Colombier. J’ai aimé travailler sa langue. J’avais l’impression qu’il en nettoyait l’âme avec cette pièce. C’était très beau. Le chapitre dans lequel j’apparaissais, s’appelait l’hébergement. Je jouais Iris, le premier amour de l’interviewé. Et tel un fantôme, je m’invitais sur le plateau de radio. Quel casse-tête, ce texte. Pascal a la passion des listes (rires !). Hervé Pierre avait quatre pages de fleurs à apprendre. Quel challenge ! Heureusement, ma partition était un peu plus simple. »
Amoureuse des mots
Aimant s’imprégner des mots, des syntaxes, elle se laisse porter par les textes, tout particulièrement ceux de Rambert ou Kushner. « Une forme de tendresse émane d’Iris et Harper, qui est liée à l’écriture. Quand on emprunte ce type de langage familier, même s’il peut paraître loin du nôtre, il y a comme une évidence, comme si ce n’était pas totalement un corps étranger. Comme dit Denis Podalydès, il faut pour entrer dans un rôle, s’approprier sa langue, la malaxer pour la faire sienne. Avec certains auteurs, c’est plus simple qu’avec d’autres. Étonnamment, c’est avec Molière que j’ai le plus de difficultés : j’ai toujours peur du trou, peur de ne pas placer les mots dans le bon ordre. »
Si les pièces russes ont sa prédilection, Jennifer Decker ne dirait pas non à un Racine, à rejouer du Sénèque. Elle ne serait pas contre non plus à tenter l’expérience de mettre en scène. « Bien sûr, ça me plairait, mais c’est un travail gigantesque. Et j’ai l’impression que j’aurais très vite, le sentiment d’imposture, d’autant que pour l’instant c’est plutôt une envie un peu coquette. Mais, plus tard, peut-être. Je dirais qu’il faudrait qu’un certain nombre de paramètres se réunissent pour que cela fasse sens. Cela me taraude, mais c’est encore trop vague pour l’instant. » En attentant la rentrée, où de beaux projets devraient voir le jour, la comédienne reprend salle Richelieu, en parallèle d’Angels in America, le rôle de Rebecca Marder dans Le côté de Guermantes de Christophe Honoré. « C’est une vraie fabrique à jouer. Je ne suis en scène que quinze minutes, mais c’est du jeu pur. Rachel est une charmeuse, elle mène la danse, rend fou Saint-Loup. Elle est très chatte, très libre. C’est une partition pleine d’humour, un vrai moment de plaisir. » L’échange s’achève. Il ne fait aucun doute que Jennifer Decker a bien trouvé sa place dans la maison de Molière. Les questionnements de jeunesse ont laissé la place à une sérénité radieuse. « L’effet troupe, certainement ! », confie la toute nouvelle sociétaire.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Angels in America de Tony Kushner
Adaptation et mise en scène d’Arnaud Desplechin
Salle Richelieu
Comédie-Française
Place Collette
75001 Paris
Jusqu’au 14 mai 2023
Le Côté de Guermantes d’après Marcel Proust
adaptation et mise en scène de Christophe Honoré
Salle Richelieu
Comédie-Française
Place Collette
75001 Paris
Jusqu’au 14 mai 2023