De Valenciennes à Maubeuge, du Phénix au Manège, le Cabaret de Curiosités met en lumière, jusqu’au 4 mars 2023, des paroles singulières. La folie douce de Stéphanie Alfalo répond à celle perchée de Jeanne Lepers. La douleur de l’exil de Mina Kavani à celle, terrible, de la disparation d’enfants à jamais introuvables portée par Gaïa Saitta.
© Chiara Pasqualini
La journée débute sous de beaux augures. Le soleil inonde le foyer rougeoyant du Phénix. Spectateurs et professionnels arrivent par grappes dès que midi sonne. Une tasse de café, un déjeuner frugal, histoire de se mettre en bonnes conditions. Aujourd’hui, le programme est chargé. Pas moins de quatre spectacles. Leur spécificité ? Tous sont portés par des femmes, des artistes, des autrices, des metteuses en scène, des actrices. Chacune à sa manière s’expose, se raconte, fait écho au monde qui l’entoure. Stéphanie Aflalo s’amuse, avec son complice Antoine Thiollier, à distordre les discours sur l’art. Jeanne Lepers détourne l’essence même des contes pour évoquer la vieillesse au féminin, la revanche d’une femme au visage ravagé par les ans, larguée pour la même en plus jeune. Mina Kavani parle de son pays l’Iran, qu’elle a dû quitter pour fuir la dictature, la censure. Enfin Gaïa Saitta porte au plateau un sordide fait divers, l’histoire d’Irina Lucidi, dont les deux jumelles de six ans, enlevées par leur père en 2011, n’ont à ce jour jamais été retrouvées.
Lard de l’art
Fidèle à sa posture, son jeu décalé, Stéphanie Aflalo passe d’un projet à l’autre avec la même constance et le même humour. Telle qu’on l’a quittée hier dans Ahouvi de Yuval Rozman, la comédienne revient au plateau dans L’Amour de l’art, un projet très personnel, dans lequel elle campe, aux côtés de son partenaire Antoine Thiollier, une conférencière totalement rétroversée. Tailleur rouge pour elle, costume gris pour lui, ils étaient faits pour délirer et improviser ensemble. Refusant toute la sacralité, à pieds joints, ils déboulonnent avec une certaine philosophie de l’absurde les interprétations de quelques chefs d’œuvres de la peinture de Rembrandt au Cavarage en passant par Philippe de Champaigne. C’est potache, lourdingue, parfois fulgurant. Ça passe ou ça casse. Ils s’en moquent éperdument, et les rires tonitruants d’une grande partie du public alimentent joyeusement la machine. Clairement, qu’on adhère ou pas, la performance de ces deux-là, qui sera présentée dans le cadre du Festival 100 %, qui se tiendra du 30 mars au 23 avril à La Villette, est à part !
Toi, vieille Reine, ta revanche est proche !
Comédienne incroyable, qu’on a pu voir amoureuse patentée chez Nora Granovsky ou fille protectrice chez Sivadier, Jeanne Lepers n’est jamais là où on lattend. Grande, lunaire, l’actrice aux faux airs de Mélanie Laurent aborde, à travers une fable d’aujourd’hui, faussement désuète, un thème très féministe : l’obsolescence programmée de la femme de plus de cinquante ans. Grimée, masquée, la chevelure rousse flamboyante, elle se glisse dans la peau d’une reine déchue, larguée qu’elle fut par son roi, une sorte de vieux play boy américain tout droit sorti d’un soap opéra bien dégoulinant. Dans son château décrépi rose bonbon, elle rumine sa vengeance, se gave de nouvelles people, se vautre dans sa dépression et prépare sa vengeance aux petits oignons. En rodage, l’objet scénique, où se conjugue danse et théâtre, cherche son rythme, n’a pas encore trouvé son parfait assaisonnement, mais ne manque pas de sel. En inversant les rôles, en faisant de la femme bafouée la grande gagnante de ce combat d’égo, l’artiste traite avec sa nonchalance naturelle un sujet sensible. Une œuvre fantasmagorique en devenir !
L’Iran à cœur
Valenciennes s’éloigne, Maubeuge approche. C’est au Manège que la suite s’écrit. Dans un décor sombre, Mina Kavani rêve de sa ville natale, de Téhéran, qu’elle a dû quittée, il y a sept ans, après avoir participé au film engagé de Sepideh Farsi, Red Rose. Tout comme son aînée Goldshifteh Faharani, elle vit en exil, loin de son pays, de ses racines, de ses parents. Prisonnière à double titre, car comment être libre quand on est interdite chez soi, qu’on ne peut s’exprimer sans penser à ceux qui sont restés là-bas, qui subissent toujours dictature et censure. Avec rage, fureur salvatrice, la comédienne explore cette douleur de l’exil qui lui est chevillée au corps, cette suspension permanente de vie, cette incapacité à être tout à fait elle-même, amputée d’une partie de son être. Portée par la musique enveloppante de Siavash Amini, elle irradie les planches d’un feu intérieur fait de colère, de blessures, d’amour incommensurable pour sa terre. Résonnant avec l’actualité brûlante de l’Iran, où gronde depuis plus de cinq mois une révolte citoyenne qui fait vaciller les fondations de la République islamiste, I’m deranged est un cri dans la nuit d’une femme en quête de lumière et d’un fol espoir. Éprouvant, incandescent, mais tellement nécessaire !
La reconstruction d’une mère
Un peu plus tard dans la soirée, à quelques encablures de la Scène nationale, à l’Atelier Renaissance, Gaïa Saitta accueille les festivaliers. Elle en sélectionne une petite dizaine, en entraîne certains au plateau, chuchote aux autres des instructions. Plus tard, ils vont avoir un rôle à jouer dans le drame à venir. Mais pour l’instant, c’est à une temporalité heureuse qu’elle nous convie. Irina Lucidi est italienne et vit en suisse. Elle a un poste important dans une grosse boite. La vie lui sourit. Lors d’un séminaire, elle rencontre Matthias, un bel et grand helvétique d’origine allemande. Entre eux, ça matche bien. Ce n’est pas le coup de foudre, mais ce n’est pas si mal. Le temps passe. Ils s’installent ensemble. Irina est enceinte de jumelles. Imperceptiblement, des fissures apparaissent dans le champêtre tableau. Les tensions sont de plus en plus fortes. La séparation est inévitable. Les petites ont six ans. On est en 2011. Un dimanche de janvier, tout bascule. Il disparaît avec les deux enfants. Quelques jours plus tard, au sud de l’Italie, le corps de Matthias est retrouvé. Les filles resteront à jamais introuvables. Avec une pudeur infinie tirant vers la douceur, la comédienne et metteuse en scène s’empare, non sans la complicité de Giorgio Barberio Corsetti, de cette tragédie moderne retracée par la journaliste Conchita de Gregorio. Elle fait sienne l’histoire de cette mère, de cette femme confrontée à l’impensable, à l’insupportable. Prenant le public à témoin, certains incarnant des personnages clés du récit — la psy, la grand-mère, la juge d’instruction, l’enquêteur judiciaire, etc. —, elle fait siennes les émotions d’Irina et porte au plateau la résilience lumineuse d’un deuil qui jamais ne pourra se faire. Saisissant !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Valenciennes et Maubeuge
Festival Le Cabaret de Curiosités
Jusqu’au 4 mars 2023
L’Amour de l’art de Stéphanie Aflalo
Le Phenix – Scène nationale de Valenciennes
Jusqu’au 3 mars 2023
écriture, interprétation Stéphanie Aflalo et Antoine Thiollier
Tournée
les 14 & 15 avril 2023 au festival 100% à la Villette
le 24 juin 2023 au festival Latitudes Contemporaines
Le bon fruit mûr. Tout son sang reflua dans son cœur de Jeanne Lepers | Compagnie Bloc
Le Phenix – Scène nationale de Valenciennes
Jusqu’au 3 mars 2023
I’m deranged de Mina Kavani
Le Manège – Scène nationale transfrontalière de Maubeuge
Je crois que dehors c’est le printemps de Gaïa Saitta & Giorgio Barberio Corsetti
Le Manège – Scène nationale transfrontalière de Maubeuge
conception et mise en scène de Gaïa Saitta & Giorgio Barberio Corsetti
texte de Concita de Gregorio
adaptation théâtrale, interprétation – Gaïa Saitta
Tournée
du 9 au 12 mai 2023 au Théâtre National Wallonie-Bruxelles, Belgique