Ali Chahrour ©Myriam Boulos
©Myriam Boulos

Ali Chahrour : « Une chorégraphie d’adaptation, mais sans compromis »

Après deux semaines de résidence à Marseille, où il ouvrira le festival des Rencontres à l'échelle en juin, le danseur et chorégraphe libanais Ali Chahrour crée sa nouvelle pièce ce jeudi 9 mars au théâtre Al-Madina de Beyrouth. Iza Hawa réunit deux totems du théâtre au Liban, Hanane Hajj Ali et Roger Assaf, pour dépeindre une grande histoire d'amour dans une société qui s'écroule.

Dans le photos promotionnelles qui ont accompagné les premiers communiqués d’Iza Hawa, Hanane Hajj Ali et Roger Assaf, le couple d’interprètes choisi par Ali Chahrour pour porter sa nouvelle création, se tiennent la main sous un ciel bleu, juchés sur le toit d’un immeuble. En arrière-plan, on distingue des immeubles éventrés de Beyrouth. Des pigeons parasitent le cadre, figés par le flash. L’image condense tout le prétexte de la pièce, cette coexistence de l’amour et du chaos entre lesquels la parole du chorégraphe de trente-trois ans n’aura cessé d’osciller pendant la généreuse heure d’échange en visio qu’il nous a accordée. C’est entre ces deux pôles, au cœur de ce tiraillement qu’il a décidé de rester vivre, après avoir parfois envisagé de quitter le pays du cèdre et sa crise sans fond. Cette abnégation, ce Libanais d’origine palestinienne refuse de la décrire comme un choix. Il préfère parler de nécessité, d’un attachement vital à ce sol et ses habitants, ses premières sources d’inspiration.

Sur l’une des photos, il se tient debout, hiératique, derrière les deux amoureux, comme une ombre au regard perçant, régnant discrètement sur ce petit monde lumineux et décati. On se rappelle la position ambiguë et bouleversante qu’il occupait sur scène dans des pièces telles que The love behind my eyes ou Du temps où ma mère racontait (à l’affiche du Festival de Marseille en Juillet), à la fois dedans et au bord de l’œuvre, apparaissant simultanément en créateur quasi-démiurgique et en catalyseur, dans le corps et la danse, des conflits culturels et familiaux qui traversent les pièces. « Dans le titre, “Hawa” signifie tomber et aimer en même temps », nous explique-t-il depuis l’écran de notre téléphone, entre les murs d’un appartement beyrouthin, quelques jours avant la première. On retrouve dans sa parole l’intelligence, le sérieux et l’élégance que l’on connaît à ses œuvres. Et puis il y a cet éclat, dans les yeux et dans la voix, qui persiste malgré le constat terrible de la difficulté à créer, alors que l’artiste se livre sur une œuvre elle-même tressée de paradoxes.

Ali Chahrour, Iza Hawa ©Lea Skayem
Répétitions d’Iza Hawa ©Lea Skayem
Comment avez-vous rencontré Hanane et Roger, les deux interprètes au centre d’Iza Hawa ?

Ali Chahrour : Si vous êtes libanais, vous entendrez parler de Roger et Hanane avant de les rencontrer [rires]. Ce sont deux légendes dans le monde arabe. Mais ils étaient aussi mes enseignants à l’université. En cela, la relation est délicate : ils sont à la fois ces grandes figures et mes anciens professeurs. Pour cette performance, je suis parti d’une impression que j’ai eue en les regardant alors qu’ils discutaient en marchant côte à côte. J’ai vu ces deux corps qui s’aiment et vieillissent ensemble. Je ne sais pas ce que c’est que d’être avec quelqu’un pendant quarante ans dans la même ville, en traversant toutes les crises et les guerres du pays. C’est pour ces raisons que j’ai eu envie de travailler avec eux.

Comment votre relation a-t-elle évolué, maintenant que vous les dirigez ?

Ali Chahrour : C’est une expérience très difficile pour moi. J’ai d’abord été effrayé par la dynamique : comment, à trente-trois ans, allais-je travailler avec ces grandes figures du théatre ? L’autre défi est de faire danser des corps âgés. Ils ont des désirs, l’envie de bien faire, mais leurs possibilités de mouvement sont limitées. Mais du fait de leur expérience et leur vécu, Hanane et Roger sont des collaborateurs formidables. Ils écoutent, connaissent leur rôle en tant qu’interprètes et ils essaient tout ce que je leur propose. Nous sommes devenus très proches, comme une famille. C’est un processus qui m’émeut beaucoup, de façon très personnelle : je nourris les mêmes inquiétudes pour ma mère et les personnes âgées que je connais. Mettre en scène des corps pétris de limitations est à la fois délicat et intéressant, aussi parce qu’il faut trouver des façons de s’adapter tout le temps, travailler la simplicité du geste et mettre en évidence la fragilité des corps.

Précisément, concernant la chorégraphie, vous avez dirigé par le passé des danseurs non-professionnels, et vous avez déclaré avoir écrit à partir de la façon dont chacun bouge dans la vie. Avec Roger et Hanane, de quelle manière travaillez-vous ?

Ali Chahrour : J’ai des visions concernant les interprètes et ce que je veux leur faire faire. Mais ce qui est beau dans la danse, c’est la nécessité constante de s’adapter aux corps. Cette pièce part de ce travail d’adaptation-là, comme toutes les précédentes. Je m’intéresse aux individus et à leur qualité de mouvement. Je ne leur impose pas ma chorégraphie, j’épouse leur manière de bouger, leur potentiel, et surtout, je m’attache à ce qu’ils se sentent à l’aise. Comme ce ne sont pas des danseurs, le mouvement ne vient pas d’une technique, d’un entraînement, mais plutôt de leur mémoire et de leur propre qualité de mouvement. Je mets en avant cette esthétique-là. Cette pensée de l’adaptation ne s’applique pas qu’à la technique corporelle, elle a à voir avec nos vies quotidiennes, parce que tout ici nécessite que nous nous adaptions en permanence. On ne sait jamais ce qui aura lieu le lendemain. La première d’Iza Hawa a lieu la semaine prochaine, et je ne sais toujours pas si je pourrai aller jusque là : il y a deux jours, le taux du dollar a encore augmenté de vingt pour cent. On apprend donc à s’adapter constamment, à rester flexible, et tout cela finit par s’intégrer à la danse de manière organique. Ma chorégraphie est faite d’adaptation, mais pas de compromis. Cette différence est cruciale.

Ali Chahrour, Iza Hawa ©Lea Skayem
©Lea Skayem
Vous avez déjà évoqué par le passé les difficultés, pour les artistes, de créer au Liban. Où en est-on aujourd’hui ?

Ali Chahrour : À chaque fois que j’ai déclaré qu’il était impossible de créer ici, la situation a fini par empirer. Le théâtre au Liban va mal, à l’image de tout le reste. Il est de plus en plus difficile pour les spectateurs de venir au théâtre à cause du prix des billets, tandis que les artistes ne peuvent pas se permettre de baisser les prix s’ils veulent survivre. En outre, la situation des salles elles-mêmes est très compliquée. Après l’explosion du port de Beyrouth, la plupart des équipements et des théâtres ont été détruits, et ils n’ont pas obtenu les fonds nécessaires pour leur rénovation. Vous me posez cette question à un moment très délicat, quelques jours avant la première. Je me sens toujours très stressé à ce moment-là, je me demande pourquoi je fais cela, et pourquoi nous nous épuisons à mener la même bataille chaque année pour créer à Beyrouth. Mais après chaque première, quand je vois l’effet du travail sur le public, j’adopte toujours un point de vue différent et je me dis que ça en vaut la peine. Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Nous sommes très fatigués de trouver des solutions tout le temps. C’est une situation incertaine, précaire. Il est impossible de prévoir quoi que ce soit sur le long terme.

En quoi est-il important de créer dans le théâtre Al-Madina, où vous avez présenté la plupart de vos précédents spectacles ?

Ali Chahrour : Il est très important pour moi d’avoir la première à Beyrouth, parce que toutes mes performances prennent racine dans des références locales, et dans les histoires des habitants. Il serait malhonnête de créer une œuvre qui parle du pays mais de ne pas la présenter ici ; ce serait contre-intuitif. C’est pourquoi j’insiste toujours pour créer mes pièces au Liban, afin de les confronter à ces spectateurs-là. Faire du théâtre n’a pas de sens pour moi si je ne le partage pas d’abord avec le public libanais.

À quoi ressemble la salle dans laquelle vous créez ?

Ali Chahrour : Al-Madina est l’un des principaux théâtres de Beyrouth. La salle a une capacité de quatre cent cinquante spectateurs et un plateau assez grand. C’est un lieu ancien, central dans l’histoire du théâtre au Liban. Il est situé au cœur de la rue Hamra, qui fut l’une des grandes artères culturelles de la ville, avec de nombreuses salles de spectacle et de cinéma. Il y avait un grand nombre de théâtres à Beyrouth, dix-sept je crois, mais il n’en reste plus que trois ou quatre. On comptait huit ou neuf théâtres dans la rue Hamra, elle n’en contient plus qu’un. Tous les jours, le théâtre Al-Madina se bat pour rester ouvert. Y amener deux figures du théâtre libanais constitue un symbole fort. C’est à la fois très émouvant, et en même temps, c’est une déclaration générationnelle : je suis d’un tout autre âge que Roger et Hanane, et c’est comme s’ils me passaient la main.

Ali Chahrour, Iza Hawa ©Lea Skayem
©Lea Skayem
Jusqu’à présent, vous êtes apparu en tant que danseur dans plusieurs de vos œuvres. Comment abordez-vous les pièces dans lesquelles vous ne dansez pas ?

Ali Chahrour : C’est une question intéressante, parce que dans ce spectacle, je ne danse pas mais je suis sur scène. Avec mon assistant Chadi Aoun, qui jouait également dans The love behind my eyes, nous restons au plateau pour aider les interprètes, qui ont des difficultés à marcher et à danser. Nous sommes là au cas où quelque chose arriverait, afin de pouvoir le gérer de manière organique. S’ils ont besoin d’aide pour aller au sol et se relever, nous serons là. Il est très difficile de se chorégraphier soi-même en tant qu’interprète, alors dans cette création, j’apprécie de ne pas danser sur scène. En revanche, j’ai l’impression que mon cœur bouge tout le temps. Il est beaucoup plus difficile de rester assis à regarder que de simplement danser. C’est Hanane et Roger qui me manipulent, plus que l’inverse.

Dans quel cycle Iza Hawa s’inscrit-elle ?

Ali Chahrour : Elle est la quatrième pièce de ce qui devait initialement être une trilogie. Je devais entamer une nouvelle trilogie sur la peur cette année, mais nous l’avons reportée pour des raisons politiques, parce qu’il s’agit d’un sujet sensible. Nous travaillerons sur le premier chapitre en 2024. En attendant, j’ai créé cette performance, qui s’inscrit dans le thème de l’amour [avec Layl-Night, Du temps où ma mère racontait et The Love Behind My Eyes, ndlr.].

Pour la bande-son du spectacle, vous travaillez de nouveau avec votre collaborateur régulier, Abed Kobeissy…

Ali Chahrour : Je travaille avec Abed depuis 2018. La musique s’inspire de poèmes et de textes que Roger a écrits pour Hanane, mais aussi pour Beyrouth. La bande-son a quelque chose de tragique quand il évoque la ville, mais c’est mêlé à de la tendresse quand il parle de sa compagne. La musique joue avec ces deux extrêmes, comme chanter une berceuse pendant que tout autour d’écroule. Abed joue la musique sur scène, avec les interprètes.

Vous avez été accueilli il y a peu à la Friche la Belle de mai, à Marseille, par les Bancs Publics, dont le festival Les Rencontres à l’échelle débutera en juin. Comment s’est passée la résidence ?

Ali Chahrour : À Marseille, nous tissons une longue collaboration avec Julie Kretzschmar, directrice des Bancs publics, qui a toujours soutenu notre travail et qui coproduit la pièce. Elle nous a invités à la Friche, sur le grand plateau, pendant deux semaines. Là-bas, nous avons pu répéter avec les interprètes, et travailler les lumières et l’aspect technique dans des conditions normales, ce qui est très difficile à s’offrir au Liban sur une telle durée. Je commence et achève toujours le travail à Beyrouth, mais au milieu, il est important de prendre de la distance, de répéter ailleurs, dans de meilleures conditions, afin de recharger les batteries et d’avoir suffisamment d’énergie pour créer ici.

Ali Chahrour, Iza Hawa ©Lea Skayem
©Lea Skayem
Le religieux occupe une place centrale dans votre imagerie. Quelle est votre relation à la croyance et à la spiritualité ? Êtes-vous spirituel ?

Ali Chahrour : Je suis très inspiré par les rituels en général. L’iconographie, la peinture, les références religieuses font partie intégrante de ma culture et je trouve tout ça très beau. Je suis issu d’une famille chiite, et je suis passionné par la complexité de la religion et de toute l’organisation politique et sociale qui l’entoure. Mais je ne pratique pas, et la spiritualité, dans mon travail, vient du théâtre en tant que rituel. Elle vient du fait de réunir du monde dans une même pièce, de travailler avec eux, de créer de nouveaux liens et, en salle de répétition, de cultiver nos propres rituels chaque jour. D’écouter les histoires de chacun. Ça crée une autre forme de spiritualité, pour moi la plus importante. Le théâtre comme un espace dans lequel on peut créer une petite communauté à l’image notre société rêvée.

Pour cette pièce, vous avez écrit sur l’amour comme ce qui survit à l’effondrement, par exemple celui d’une ville. L’amour est-il le dernier recours dans des temps de désespérance politique ?

Ali Chahrour : Aussi cliché que ça en a l’air, oui. À Beyrouth, et je l’ai entendu dire de nombreuses fois, la seule chose qui reste pour nous désormais, c’est nous-mêmes et l’amour que l’on porte les uns pour les autres. Nous avons tout perdu en trois ans, et la seule chose qui reste de tout cela n’est que l’amour vrai et sincère. Une chose très émouvante a émergé de ces trois dernières années : les gens sont devenus de plus en plus bienveillants. Il y a plus d’empathie qu’il n’y en avait avant.

La création approche : que souhaitez-vous dans le futur proche ?

Ali Chahrour : Je n’ai pas de souhait, mais je m’inquiète que le théâtre devienne de moins en moins important pour le public ici. Je peux le comprendre, tant les gens sont occupés par d’autres problèmes, par le problème quotidien d’approvisionnement en nourriture, en médicaments. Mais il y a un risque immense que le théâtre meure au Liban. J’espère que cette création me fera changer de perspective, et me prouvera qu’il reste encore de l’espoir pour les arts vivants dans ce pays.

Propos recueillis par Samuel Gleyze-Esteban

Iza Hawa d’Ali Chahrour
Chorégraphie et mise en scène Ali Chahrour
Interprètes Hanane Hajj Ali, Roger Assaf
Musique composée et interprétée par Abed Kobeissy
Assistant à la mise en scène Chadi Aoun
Concepteur lumière et Directeur technique Guillaume
Tesson
Ingénieur du son Benoît Rave

Du 9 au 12 mars au théâtre Al-Madina, Beyrouth (Liban)
En juin au festival Les Rencontres à l’Échelle, Marseille

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