Arpentant le devant de la scène comme s’il était dans le prétoire d’un tribunal, l’inspecteur en charge de l’enquête (excellent Erwan Daouphars) expose les faits. Le ton est lapidaire. Alors que la plupart des élèves étaient à la cantine, un individu, armé d’une bouteille pleine d’essence et d’un chiffon, a mis le feu au centre du documentation et d’information de l’établissement scolaire. Des livres, de la bâtisse, il ne reste plus qu’un tas de cendres. Un seul témoin, le fils étonnant (lumineux Simon Jacquard) de la proviseuse (Anne Loiret, droite dans ses stilletos).
Un coupable idéal
Tirant un à un les fils de l’intrigue, regroupant les témoignages, ce récit fait de fragments reconstitue peu à peu la vérité. Les apparences pourraient bien être trompeuses, mais les préjugés ont la peau dure. Le coupable est tout désigné : un garçon de seize ans (Alexandre Diot-Tchéou, tout en retenue) un peu zonard, un peu dealer. Pourquoi chercher ailleurs ? Il a le profil et il sentait l’essence, le fameux jour. Tout le monde peut le confirmer. Il a beau clamer son innocence, en vain. Même sa mère (Muriel Mayette-Holtz, gouailleuse à souhait), qui n’en peut plus d’avaler des couleuvres, de devoir encore et encore mentir pour lui, ne croit plus à ses mensonges, comme elle dit. Mais l’amour maternel n’est-il pas capable de tout…
Mère contre mère
Construite à la manière d’un puzzle, la scénographie imaginée par Marie Hervé, où modules et cloisons noires translucides délimitent le plateau, permet de passer d’un espace mental à l’autre. Suivant les grandes lignes de l’enquête, le public est ainsi projeté dans les souvenirs de l’inspecteur, du bureau de la proviseuse à sa salle à manger, du salon d’un F2 sans charme aux environs du lieu du crime.
Mettant en miroir deux femmes, deux mères, l’une qui trime trop dur pour pouvoir céder aux émotions et au sentimentalisme, l’autre trop rigide dans ses principes pour être véritablement aimante, Félicien Juttner esquisse par touches le portrait d’une société enfermée dans ses a priori. Plus sociale que réaliste, La loi du corps noir met en lumière les stigmates d’un monde stéréotypé où s’opposent deux mondes pourtant pas si éloignés que ça, celui d’une classe moyenne qui vit dans un confort tout relatif et celui des modestes, des petites gens.
Porté par une troupe habitée d’où se dégage la sensibilité exacerbée de Simon Jacquard — une révélation —, le texte de Félicien Juttner fait écho au temps présent. Sa mise en scène, simple, épurée, renvoie habilement à l’état du monde, son mal-être… Encore fragile, le spectacle transpire une humanité désespérée, déchirée, que seul un drame peut réconcilier.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Nice
La Loi du corps noir de Félicien Juttner
Festival Trajectoires – Carros
Théâtre national de Nice
Les Franciscains
4‑6, Place Saint‑François
06300 Nice
jusqu’au 10 février 2023
mise en scène de Félicien Juttner assisté d’ Alessandra Puliafico
avec Erwan Daouphars, Alexandre Diot-Tchéou, Simon Jacquard, Anne Loiret, Muriel Mayette-Holtz
Scénographie de Marie Hervé
Lumière de Pascal Noël
Musique de Cyril Giroux
Crédit photos © Sophie Boulet