Rien, à peine quelques intentions fugaces. Juste les mots dénués de décorum, ceux de Tchekhov, traduits habilement par Gérard Wajcman. Brigitte Jaques-Wajeman n’a pas besoin de plus pour faire entendre la sourde tragédie qui irrigue chaque acte de La Mouette, chaque émotion traversée par les protagonistes de ce drame annoncé, suspendu. Disséquant jusqu’à l’os la prose de l’auteur russe, elle met en lumière l’essence même de la pièce où le grotesque côtoie le sublime, l’innocence, la pleutrerie, l’inconstance. Avec sa fidèle troupe, elle habite l’œuvre de l’écrivain russe sans fioriture, sans relecture superflue, sans mise au goût du jour.
À l’essentiel
Sur la scène, du théâtre dans le théâtre. Une simple estrade composée de billots de bois brut sert de plateau. Un banc et quelques chaises de jardin font office de gradins. En toile de fond, un ciel tourmenté de fin d’été qui reflète les émois, les troubles des protagonistes du drame tchekhovien. Illuminé de gris, de rouge, de bleu, il annonce les tempêtes à venir, celles qui rongent les cœurs jaloux, qui détruisent les fragiles ambitions, ruinent les folles amours et brident les rêves fiévreux. Tout est là, dans ce décor minimaliste, le terreau fermenté des passions forcément non partagées, des illusions perdues, des appétits inassouvis.
L’ennui et la peur de perdre l’autre, de vieillir trop vite, d’être incompris poussent Irina Arkadina (Raphaèle Bouchard), la grande comédienne, son fils, Kostia (Raphaël Naasz), son amant Trigorine (Bertrand Pazo) et Nina (Pauline Bolcatto), la lumineuse et naïve voisine, à se jeter corps et biens dans de ridicules grandes scènes du 2 pour les uns, dans un jusqu’au-boutisme absolu pour les autres. C’est la grande force de cette énième mise en scène, dont l’épure frise avec l’ascétisme, que de donner chair avec justesse aux émotions des personnages. La direction d’acteurs est en cela impeccable. Tous sont remarquables.
La fin d’une époque
C’est l’été, donc. Comme chaque année, dans la propriété campagnarde de Sorine (Fabien Orcier), ancien haut fonctionnaire, toute la famille se réunit. Chacun goûte aux joies de l’oisiveté. Le désœuvrement n’est pas loin. La mélancolie gagne. Les velléités des uns de s’en affranchir, d’imaginer d’autres horizons, de penser autrement seront annihilés d’un rire ou d’une remarque. Garder immuables la routine et ses usages est le mot d’ordre. L’avenir est incertain et les vieilles habitudes ont la peau dure. Pour en finir avec ce temps de vacuité perpétuelle, avec cette inertie qui coupe les élans de l’âme, du cœur, un coup de semonce violent, un drame semble la seule issue. Toute la pièce tend vers cette fatalité. Brigitte Jaques-Wajeman utilise ce point de fuite pour ancrer son adaptation dans une intemporalité poétique où rires et larmes ne sont jamais loin.
Pour cette première incursion chez le maître russe, la metteuse en scène signe un spectacle de belle facture, sans avoir recours au fameux spleen de l’âme slave. Quelques creux de-ci de-la rompent le rythme, mais l’engagement total des comédiens suffit à maintenir l’attention. Cette nouvelle Mouette n’a rien de révolutionnaire, mais, et c’est cela sa beauté, elle offre une écoute attentive de Tchekhov, des sentiments humains qu’il dépeint avec une acuité rare, une modernité toujours aussi saisissante !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
La Mouette d’Anton Tchekhov
Théâtre des Abbesses – Théâtre de la Ville
31, Rue des Abbesses
75018 Paris
Reprise du 31 janvier au 11 février 2024.
Création janvier-février 2023
Durée 2h15
Mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman assistée de Pascal Bekkar
Version Scénique de Gérard Wajcman
Avec Pascal Bekkar, Pauline Bolcatto, Raphaèle Bouchard, Hélène Bressiant en alternance Avec Sophie De Fürst, Sophie Daull, Vincent Debost En Alternance Avec Luc Tremblais, Timothée Lepeltier, Raphaël Naasz, Fabien Orcier, Bertrand Pazos
Collaboration Artistique – François Regnault
Scénographie de Grégoire Faucheux
Lumières de Nicolas Faucheux
Musique & Son de Stéphanie Gibert
Maquillages de Catherine Saint-Sever
Costume de Chantal De La Coste
crédit photos © Gilles Le Mao