La jeune femme possède un beau parcours, à la fois en tant que comédienne, autrice et metteuse en scène. En 2016, elle reçoit un mérité Molière de la révélation théâtrale, pour sa prestation dans Le poisson belge, d’Éléonore Confino. En 2018, à la demande de l’administrateur Éric Ruf, elle adapte et met en scène La petite sirène d’Andersen. Un travail remarquable, couronné par Le Molière du meilleur spectacle jeune public. Géraldine Martineau entre en 2020 comme pensionnaire au Français. Le confinement étant passé par là, il nous a fallu attendre 2023 pour voir, enfin, sa mise en scène de la pièce d’Henrik Ibsen, La dame de la mer.
Un auteur phare de son époque
À l’instar du suédois Strindberg, le norvégien Ibsen a une place bien particulière dans l’histoire du théâtre. Ses pièces teintées de naturalisme ont séduit, à la fin du XIXe siècle, les metteurs en scène du renouveau, comme André Antoine ou Lugné-Poé. Que sa pièce La dame de la mer soit programmée au Vieux-Colombier n’est pas sans le rappeler. Ce lieu crée par Copeau est chargé du souvenir des grands bouleversements qui modifièrent les codes de la représentation théâtrale. Ce dernier, avec Jouvet, Dullin et Baty, redonna, par ses mises en scène, un nouveau souffle à la maison de Molière. Il en fut même l’administrateur provisoire de 1940 à 1941, en pleine occupation.
La femme dans tous ses états
Ellida Wangel est l’épouse d’un homme qui ne la comprend pas ; elle vit sans heurts, absente, dans une famille qui bouge et fait du bruit. Un jour pas comme les autres, où elle se sent encore plus à l’écart, elle révèle son secret à son époux : elle a passionnément aimé un marin qui a disparu. La jeune femme se retrouve écartelée entre le fantasme et la réalité, entre ce souvenir qui la hante et le désir de trouver sa place dans cette famille.
Cette pièce, comme Une Maison de poupée, Hedda Gabber ou Le Canard sauvage, possède des accents de drame bourgeois qui peuvent sembler aujourd’hui un peu vieillots. Et pourtant, Géraldine Martineau en fait entendre une belle sonorité qui parle encore à notre époque. Nous n’emploierons pas le mot féministe, mais nous parleront néanmoins d’une belle réflexion sur les femmes. Freud n’étant pas encore passé par là, tout n’était que mystère au sujet de leur caractère et de leurs troubles émotionnels. Ce qui fait dire au personnage de Wangel, dépassé par sa femme et ses filles, qu’elles sont sujettes « aux flux et aux reflux » !
Les reflets changeants de la mer
Pour Ellida, les hommes auraient beaucoup à y gagner. Car s’ils « avaient appris à vivre dans la mer, ils auraient atteint la perfection et le bonheur ». La mer représente le voyage, l’imaginaire, les émotions des tempêtes, la plénitude des temps calmes, les marées montantes et descendantes. L’endroit du féminin ! Ellida s’y échappe, s’y sent à son aise. Normalement, ce personnage est représenté par une femme auréolée par sa beauté, ses langueurs et son mystère.
En se distribuant dans ce rôle, Géraldine Martineau casse cette image d’Épinal éthérée. Avec sa bouille et sa silhouette encore enfantine, la comédienne, dans une interprétation délectable et admirable, lui donne des fragilités qui transcendent le propos. C’est une femme blessée qui se débat avec non pas ses démons, mais son mal-être. Elle vient de perdre son enfant, ses belles-filles s’apprêtent à célébrer l’anniversaire de leur mère défunte. Elle n’a qu’un souhait : être intégrée dans cette famille, en tant qu’épouse, belle-mère et surtout d’être considérée comme une femme, tout simplement.
Être une femme libérée, c’est pas si facile
L’aînée Bolette (épatante Élisa Erka) est en âge d’espérer croire en l’amour et de quitter le cocon familial. Élève douée, elle pourrait aspirer à une belle carrière, mais à l’époque, sans époux, cela n’est pas possible. Alors, elle portera son choix sur le professeur Arnholm (charmant Benjamin Lavernhe). La benjamine, Hilde (exquise Léa Lopez) n’est encore qu’une adolescente qui se cherche et qui a encore besoin d’amour maternel. Elle s’amuse gentiment avec ce pauvre Lynstrand, jeune homme souffreteux. Adrien Simion est remarquable dans ce personnage aux allures romantiquesn conscient de la brièveté de son existence. En finissant par accepter sa belle-mère, la gamine trouvera la tendresse et l’accompagnement nécessaire à son épanouissement. Car il est aussi question de la famille recomposée. Ce sujet prend, aujourd’hui, un sens très contemporain.
Face à la mer, je prends mon dernier rêve
En vis-à-vis de la mer, il faut une terre. Lieu où tous les voyages se terminent. Le docteur Wangel en est le représentant. Il est le symbole du patriarcat. Mais ici, il est ébranlé. Dans cette version, il est un être compréhensif qui remet en question ses certitudes, celle de son savoir, de son statut de mari. Il va même laisser entre les mains de son épouse le choix de suivre son amant où de rester auprès de lui. Lui attribuant des failles attachantes, Laurent Stocker incarne avec une grande justesse et une belle modernité ce personnage. Quant au marin (énigmatique Clément Bresson), cet étranger revenu chercher son bien, Martineau l’aborde comme un mirage dont on n’aperçoit que la silhouette. Tel Le Fantôme de Madame Muir, il vient, comme un fantasme, la poursuivre. Est-il réel ? N’est-il que le fruit d’une imagination romanesque ?
Un petit air tchekhovien
Avec le personnage du peintre Ballested (délicieux Alain Lenglet), la metteuse en scène s’inscrit dans une tonalité très tchekhovienne. Il est celui qui observe le drame, les attentes des uns et des autres. La scénographie, empreinte de cette atmosphère, donne des couleurs qui font songer aux tableaux du suédois Anders Zorn. Pour écrire cette pièce, Ibsen a puisé dans le folklore populaire. Cela lui donne l’aspect d’un conte. Rien de tel pour aborder les troubles de l’âme humaine. Martineau a su s’en servir et le mettre à profit pour réaliser un travail de toute beauté. Et surtout, de rappeler qu’en dehors de sa dimension dramatique, cette pièce est porteuse d’espoir, et surtout de bonheur ! Et c’est beau !
Marie-Céline Nivière
La dame de la mer d’Henrik Ibsen
Comédie-Française – Vieux Colombier
21, rue du Vieux Colombier
75006 Paris.
Du 25 janvier au 12 mars 2023.
Le mardi à 19h, du mercredi au samedi à 20h30, le dimanche à 15h.
Durée 1h55.
Version scénique et mise en scène de Géraldine Martineau.
Traduction de Maurice Prozor.
Alain Lenglet, Laurent Stocker, Benjamin Lavernhe, Clément Bresson, Géraldine Martineau, Adrien Simion, Élisa Erka, Léa Lopez.
Scénographie de Salma Bordes.
Costumes de Solène Fourt.
Lumières de Laurence Magnée.
Musique originale et son de Simon Dalmais
Travail chorégraphique de Sonia Duchesne
Collaboration artistique de Sylvain Dieuaide
Assistanat à la mise en scène Élizabeth Calleo.
Crédit photos © Vincent Pontet, collection Comédie-Française.