© Sylvia Galmot
Femme fatale chez Zidi, troublant Chevalier d’Éon face à Luchini ou confidente amoureuse dans Capitaine Marleau, l’actrice au physique sculptural s’affranchit des étiquettes, déploie à l’écran comme à la scène un jeu naturel, sans chichis, tout en sincérité et nuances. Présente en mars au POC d’Alfortville dans Viva Frida de Didier Goupil, mis en scène par Karelle Prugnaud, Claire Nebout nous propose de la retrouver à l’heure du thé à deux pas de l’Odéon, histoire de profiter du redoux de ces derniers jours.
Veste en cuir jetée sur un fauteuil rouge carmin, lunettes écaille sur le nez, la comédienne s’est installée au premier étage des Éditeurs, café-restaurant littéraire culte du VIe arrondissement de Paris. Entre deux des rayons de bibliothèque qui font le charme intemporel du lieu, proche d’une des grandes fenêtres, avec une vue imprenable sur le carrefour de l’Odéon, elle profite d’un peu de calme, à l’abri de l’effervescence citadine. Chemisier noir très chic, Claire Nebout se fond dans le décor chaleureux de l’établissement où se côtoient, dans un brouhaha ouaté, intellectuels, bourgeoises du quartier et touristes en quête de l’atmosphère frenchie raffinée qu’Emily in Paris a remis au goût du jour. Faisant abstraction des conversations alentours, elle lit les bonnes pages du Monde. De temps à autre, son regard mordoré, doux autant que perçant et souligné d’un trait de rimmel, scrute la salle. Lorsqu’elle nous voit, son visage s’éclaire d’un sourire franc. Les mondanités d’usage passées, elle nous invite à partager sa table.
Danseuse née
Les premiers mots échangés sont cordiaux, puis le temps de reprendre le fil des discussions amorcées à Toulon, il y a tout juste un an, lors de la première de Viva Frida, ils se chargent d’un ton de connivence, presque de confidence. Née dans une famille aisée de la région parisienne, à Sceaux, Claire Nebout commence très tôt la danse, comme un exutoire à son énergie débordante, son goût du déguisement, de la transformation. Tout de suite, c’est une évidence, elle a trouvé sa voie. « À seize ans, j’ai quitté le lycée, le parcours classique pour entrer au Centre international de la Danse, se souvient-elle. La liberté, l’espace que m’apportait cet art du mouvement était pour moi quelque chose de magique, de salvateur. J’avais la sensation de pouvoir m’exprimer, d’être à l’endroit exact où je devais être. J’avais trouvé ma chapelle, comme on dit. »
Découverte par Téchiné
Le désir est chevillé au corps. Il suffit d’observer son maintien, sa gestuelle, pour s’en convaincre. Mais les arcanes de la destinée sont impénétrables. Après quelques pas de deux au sein d’une compagnie pro, c’est au cinéma, à tout juste dix-neuf ans, qu’elle fait ses débuts. Elle y tracera sa route et finira par s’y faire un nom. « Le 7e art, raconte-t-elle, est venue me chercher. Je n’ai rien provoqué, c’est arrivé comme ça. L’image m’a choisie. André Téchiné m’avait vu dans un court-métrage et m’a proposé de rejoindre l’aventure de Lieu du crime au côté de Catherine Deneuve. C’était surréaliste et inattendu. » La machine s’emballe. Cannes, d’autres longs-métrages, sa carrière décolle. « Je ne connaissais rien à ce milieu, poursuit-elle, amusée. J’ai dû apprendre sur le tas, m’inscrire à des cours d’art dramatique, prendre un agent. C’était loin d’une mince affaire. »
Au théâtre avec Rambert
Au fil des échanges, du thé brûlant qui réchauffe l’ambiance, les souvenirs remontent à la surface : son pas de côté dans le mannequinat, le premier texte qu’elle a défendu pour rentrer chez Véra Greg, rue Lepic dans le XIIIe arrondissement, Les Petits Chevaux de Tarquinia de Duras, sa découverte du théâtre de Régy dont l’Ode maritime, d’après l’œuvre de Pessoa, reste gravée à tout jamais dans sa mémoire, l’incroyable présence de Maillan dans Le Retour au désert de Koltès, Jeanne Moreau à Avignon dans le rôle de la servante Zerbeline, les pièces de Pommerat, les stages qu’elle continue à suivre, en parallèle de sa carrière de comédienne, avec les grands noms de la danse contemporaine — Pina Bausch, Carolyn Carlson, Jean-Claude Gallotta. Il y a aussi ses rôles de femme fatale, chez Zidi notamment, puis sa rencontre décisive avec Pascal Rambert, par le biais de son petit ami de l’époque. « Pascal m’a offert mon premier rôle au théâtre, explique-t-elle. C’était dans Les Parisiens ou l’été de la mémoire des abeilles, sa première grande pièce. Quelle aventure ! La première a eu lieu à Avignon sur l’île de la Barthelasse, dans le cadre du festival In. Je donnais la réplique à Jean-Paul Roussillon. Le décor, une maison, était incroyable. Le mistral ne nous a laissé aucun répit. Il a soufflé dix jours durant. Je me demande encore ce que le public entendait du texte ! », se rappelle-t-elle en riant.
Tous les genres
De Jean Becker à Tonie Marshall en passant par Jacques Doillon, Philippe de Broca, Josée Dayan ou Pierre Granier-Deferre, Claire Nebout se faufile avec aisance d’un univers à l’autre. Exhibitionniste chez les uns, androgyne chez les autres, elle s’attache plus aux personnages qu’elle défend qu’à de quelconques étiquettes ou préjugés. Femme trans pour la télévision, travesti pour Molinaro, elle passe d’un rôle à l’autre toujours avec la même détermination : incarner, être, ne pas copier ou imiter. Mais c’est au théâtre que l‘émotion est plus forte. « J’ai joué dans une dizaine de pièces, dont Huis-Clos de Sartre au Marigny, La belle de Cadiz de Mohammed Rouabhi à Aubervilliers, ou plus récemment 2+2 au Tristan Bernard, aux côtés d’Elsa Lunghini, raconte-t-elle, mais à chaque fois, ce qui m’a marquée, c’est de retrouver cette sensation de mes débuts, le craquement des planches, les vibrations du public… »
Double de Frida
Dans un coin de la tête, Claire Nebout a bien sûr, comme toutes les comédiennes, des rêves de grands textes, de tragédies, mais c’est vers la comédie que pencheraient ses aspirations. « J’adorerais, dit-elle sur le ton de la confidence légère, jouer un Marivaux ou un Feydeau, travailler avec Stéphane Roger et sa compagnie le Zerep. » Rien n’est fermé aux rêveurs, aux artistes habités, tout est donc encore possible. Du 17 au 22 août 2023, elle se glissera dans la peau de Clytemnestre à l’occasion du Petit festival sur la côte merveille, organisé par Razerka Ben Sadia-Lavant, autour des quatre éléments (cette année, l’air est à l’honneur). En attendant de retrouver les plateaux de France Télévisions pour une fiction où elle se sera face à Niels Arestrup, toute son énergie est tournée vers Frida Kahlo, qu’elle incarne dans une mise en abîme théâtrale autour de l’icône que l’artiste mexicaine est devenue. « Depuis longtemps, explique-t-elle, j’avais envie d’un spectacle sur Frida Kalho, non celle que l’on voit pulluler sur les sacs, les goodies, mais la femme, sa vie, son œuvre. Il existe chez elle quelque chose de profond, de viscéral qui parle directement aux tripes. En replongeant dans sa correspondance, Didier [Goupil] a imaginé un texte brut, cru où est évoqué tout ce qu’elle était, ses souffrances bien sûr, sa pugnacité, sa sexualité exacerbée, sa bisexualité. Par ce biais, il est possible de questionner le genre — elle avait l’habitude de s’habiller en garçon —, d’entrer en résonance avec notre époque. C’était une artiste très moderne, très en avance sur son temps. La mise en scène très inventive et très visuelle de Karelle [Prugnaud] permet justement de mettre en exergue toute cette singularité, toute cette force vitale, ce goût immodéré de la vie. » L’emballement est perceptible dans la voix de la comédienne. Le projet lui tient à cœur. Elle évoque l’exigence de la metteuse en scène, sa volonté d’aller toujours plus loin, de toujours demander plus. « C’est très galvanisant, très puissant et très éprouvant, mais cela me pousse, me donne l’envie de me dépasser, de toujours aller de l’avant, d’être constamment dans la tension, l’incarnation, de ne pas céder aux tics, aux habitudes. C’est vraiment très formateur. »
Le temps file. Les coups de cœur du moment, les histoires de rencontres, l’évocations d’amis comme Florence Thomassin, à laquelle elle a dédié un documentaire en 2017, de connaissances perdues de vue et de moments partagés, défilent. Claire Nebout, libre, fidèle à ce qu’elle a toujours été — une femme sans aprioris, sans préjugés —, parle de désir, de choix de carrière, de théâtre, de spectacle de rue et de cinéma. Habitée, elle attend avec impatience le 11 mars, retrouver le costume de Frida et vibre, sur la scène du POC à Alfortville, à sa manière intense, forcément…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Viva Frida de Didier Goupil
D’après Frida Kahlo par Frida Kahlo, lettres 1922-1954
spectacle crée en Février 2022 à Châteauvallon-Liberté
Durée 1h20 environ
Tournée
le 11 mars 2023 au POC d’Alfortville
Mise en scène de Karelle Prugnaud – Cie L’Envers du Décor
Traduction de Christelle Vasserot
Avec Claire Nebout, Rémy Lesperon et Gérard Groult
Création sonore et musicale de Rémy Lesperon
Création vidéo de Tarik Noui
Costumes d’Antonin Boyot-Gellibert
Sculpture scénographique de Godox / Godefroy Quintanilla
Création lumière et scénographie de Gérald Groult
Texte publié aux Éditions Christian Bourgois