Bruno Geslin © Stéphane Barnier

Bruno Geslin, dans les jambes de Pierre Molinier

Vingt ans après la création de Mes jambes si vous saviez, quelle fumée…, Bruno Geslin et ses comparses reprennent, au théâtre de la Bastille et en tournée, Mes jambes si vous saviez, quelle fumée…

Bruno Geslin © Stéphane Barnier

Vingt ans après la création de Mes jambes si vous saviez, quelle fumée…, Bruno Geslin et ses comparses reprennent, au théâtre de la Bastille et en tournée, cette pièce si délicieusement licencieuse, si magistralement débridée qui brosse en creux le portrait du plasticien bordelais Pierre Molinier. Une gourmandise savoureuse, dont le metteur en scène a accepté de nous livrer quelques secrets de fabrication.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire du théâtre ?

Bruno Geslin : C’est une histoire de lien, de connexion avec les gens. Un jour, il y a un déclic, comme une évidence que j’avais trouvé ma voie, ma place, un moyen de m’exprimer qui me correspondait. C’est venu comme ça, sur le tas, avec la pratique. Ado, je fréquentais les MJC. À l’époque, il y avait une implication militante et politique, l’action culturelle et le théâtre étaient mêlés. On n’avait pas forcément les codes, mais ce n’était pas grave. Par la pratique, l’engagement, tout était possible. On pouvait, si on le voulait, avoir l’occasion, la possibilité de construire une pensée politique. J’ai l’impression que c’était moins sectorisé, qu’il était possible encore de s’autoriser à aller au théâtre même si on n’était pas du sérail. Il me semble avoir d’abord fait du théâtre dans des clubs avant de voir des spectacles. C’est la curiosité nourrie par la pratique qui m’a donné envie de pousser la porte de ces institutions culturelles.

De comédien, vous êtes devenu metteur en scène, comment la bascule s’est-elle opérée ?
Mes jambes si vous saviez, quelle fumée… de Brun Geslin © Jean-louis Fernandez

Bruno Geslin : Tout simplement par l’envie de porter des textes, une pensée au plateau. Comme nombre de mes camarades, j’ai commencé par un parcours assez classique d’apprenti comédien, mais avec en parallèle un goût très prononcé pour la photographie, la vidéo. C’est par ce biais de l’image que j’ai été amené à fréquenter des metteurs en scène, comme par exemple Matthias Langhoff. À leurs côtés, j’ai appris le métier. Ce temps passé à les regarder a représenté pour moi des années d’apprentissage et de formation. Puis est venu le moment où j’ai eu l’envie de raconter des histoires, de porter au plateau des pensées, des idées qui me traversaient. Je ne savais pas forcément quel langage utiliser, quel art choisir. Pour cela, le théâtre a été pour moi un formidable terrain de jeu. 

Qu’est-ce qui vous inspire ?

Bruno Geslin : L’un des premiers déclencheurs, c’est la lecture. C’est à travers les livres et les récits que des images se forment dans ma tête et me donnent envie de leur donner vie sur un plateau. Je suis né en province, du coup, les rares accès à la culture que j’avais, étaient surtout littéraires. Plus exactement, mes problématiques n’étaient pas représentées sur scène. Les œuvres de Genet et de Koltès n’étaient pas forcément diffusées comme maintenant. Je me suis donc construit autrement, par d’autres disciplines, d’autres médiums. J’ai dû sortir des sentiers battus, assouvir mon appétit de curiosité de l’humain autrement. Pour Mes jambes si vous saviez, quelle fumée…, j’ai découvert véritablement l’univers de Pierre Molinier à travers les écrits d’Henri Michaux. C’était intrigant. J’ai été fasciné par ce personnage hors norme, excentrique, iconoclaste et totalement libre. 

Dans vos pièces, vous avez l’art de sortir de l’ombre des artistes mal connus et pourtant majeurs ? 
Mes jambes si vous saviez, quelle fumée… de Brun Geslin © Jean-louis Fernandez

Bruno Geslin : Est-ce qu’au fond n’est-ce pas une des missions de l’art et du théâtre que de mettre en lumière ces artistes à la marge ? Pour moi, c’est une évidence, car ils font partie des références, des représentations que je n’ai pas eues quand j’étais jeune et que j’aurais aimé avoir. Par ailleurs, je trouve passionnant de découvrir, de défricher des zones hors de la culture traditionnelle, encore peu explorées. Mais tout cela, finalement, est une histoire de rencontres, une succession de hasards qui ont mis sur ma route Derek JarmanPierre Molinier… Concernant le premier, ses films ont été de vrais chocs visuels. Pour le second, même si j’ai été un peu perplexe au début, j’ai été attiré par l’ambivalence de ses œuvres entre désir, érotisme et une certaine monstruosité. Certaines de ses photos sont extrêmement excitantes, et en même temps assez dérangeantes. Il y a une vraie dualité dans son œuvre, comme dans sa vie. 

Justement qu’est ce qui a fait que vous avez voulu faire théâtre de l’artiste et de son œuvre ? 

Bruno Geslin : En me promenant un jour dans le 6e arrondissement de Paris, en vitrine d’une librairie, j’ai été intrigué par le livre d’Henri Michaux qui était illustré par une photographie de Molinier. Je me suis plongé dans l’ouvrage. Et tout s’est éclairé. Derrière les créatures qui habitent son œuvre, j’ai découvert l’homme, un être aux antipodes de ce que laisse envisager son travail artistique. Ce décalage m’a plu. Puis j’ai lu un texte écrit par Pierre Bourgeade, Le Mystère Moulinier, un ami avec qui Pierre Maillet et moi avions l’habitude de déjeuner le dimanche. C’était un portrait de Pierre Molinier. Et petit à petit, une sorte d’alignement des planètes s’est fait. L’envie de faire spectacle autour de cet homme qui s’est affranchi de toutes les conventions sociales, qui a fait le choix de vivre tous ses fantasmes, a grandi au plus profond de moi jusqu’à éclore. Avec Pierre (Maillet), Jean-François (Auguste) et Élise (Vigier), on s’est donc lancés et on a créé, il y vingt ans maintenant, ce spectacle, ce cabaret. 

Comment est née l’idée de reprendre tous les dix ans l’exploitation de ce spectacle ? 
Mes jambes si vous saviez, quelle fumée… de Brun Geslin © Jean-louis Fernandez

Bruno Geslin : Un pari fou, une idée inspirée par l’œuvre même de l’artiste, de jouer cette pièce tous les dix ans, jusqu’à ce que Pierre ait l’âge de Molinier, quand il s’est suicidé, c’est-à-dire 76 ans. L’idée n’est pas tant de recréer, mais bien de jouer dans la continuité, de travailler sur la mémoire du corps. Quand on reprend tous les dix ans les répétitions, on part de nos souvenirs, de nos notes. On ne cherche pas à reproduire, mais à laisser le temps qui passe nourrir notre travail, alimenter le processus créatif, modifier évidemment l’esthétisme. Les corps de Pierre, Jean-François et Élise ont changé. Cela donne de la densité au propos, ajoute de nouvelles strates, plus graves peut-être, et nourrit différemment notre approche de ce spectacle et de l’œuvre de Molinier où se côtoient en permanence Éros et Thanatos, l’amour et la mort. Il y a comme un parallèle qui se crée. Je trouve cela assez beau et puissant. Et puis c’est aussi une manière d’assumer le fait que même à plus de cinquante ans, les corps continuent à être désirables.

Quels sont vos autres projets ?

Bruno Geslin : je travaille actuellement sur un texte de Werner HerzogSur le chemin des glaces. Il l’a écrit en 1974 lors d’un voyage à pied entre Munich et Berlin, qui dura trois semaines. Quand, en novembre 1974, il apprend par téléphone que son amie et mentor Lotte Eisner est gravement malade, il est tellement bouleversé qu’il décide sur le champ de la rejoindre à Paris, où elle s’est installée depuis la Seconde Guerre mondiale, après avoir fui l’Allemagne nazie en raison de ses origines juives. Mais comme « Le cinéma allemand ne peut pas encore se passer d’elle, écrit-t-il, nous ne devons pas la laisser mourir. J’ai pris une veste, une boussole, un sac marin et les affaires indispensables. Mes bottes étaient tellement solides, tellement neuves, qu’elles m’inspiraient confiance. Je me mis en route pour Paris par le plus court chemin, avec la certitude qu’elle vivrait si j’allais à elle à pied. Et puis, j’avais envie de me retrouver seul. » Un sortilège puissant puisqu’elle a vécu encore une dizaine d’années, avant de lui demander de rompre le sort qu’il lui avait jeté. En lisant ce journal de marche, j’ai eu la sensation que je devais l’adapter à la scène. Il y a, dans ce texte tellement de pudeur, une force tellement incroyable que j’ai imaginé refaire le voyage avec l’acteur qui incarnera Werner. Nous partirons de Munich le 23 novembre prochain pour arriver à Paris trois semaines plus tard. Je crois que cela va être une expérience incroyable, qui va nourrir ma mise en scène.

Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore

Mes jambes si vous saviez, quelle fumée…, spectacle inspiré de l’œuvre photographique et de la vie de Pierre Molinier d’après les entretiens de Pierre Chaveau réalisés en 1972 avec Pierre Molinier 
Salle Serreau
TNB
1 rue Saint-Hélier, CS 54007
35040 Rennes Cedex
Jusqu’au 1er octobre 2022
Durée 1h30 environ

Tournée
du 03 au 16 février 2022 au Théâtre de la Bastille, Paris 
les 30 et 31 mars 2023 à L’Empreinte, scène nationale Brive-Tulle 
du 04 au 06 avril 2023 au Théâtre Sorano, scène conventionnée, Toulouse
les 11 au 12 avril 2023 à L’Archipel, scène nationale de Perpignan 
les 18 et 21 avril 2023 au Théâtre des 13 vents – Centre Dramatique National Montpellier
18 04 – 21 04 2023 

Mise en scène de Bruno Geslin
Son de Pablo da Silva
Lumières de Jean-François Desboeufs
Plateau d’yann Ledebt
Vidéo de Jéronimo Roé 
Costumes d’Hanna Sjödin
Avec Jean-François Auguste, Pierre Maillet & Élise Vigier

Crédit portrait © Stéphane Barnier
Crédit photos © Jean-Louis Fernandez

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