Il est de ces pièces dont semble jaillir un torrent qui dépasse toutes les forces impliquées, une logique propre fuyant vers un ailleurs jamais connu d’avance. Baùbo est sans conteste l’une de ces œuvres-là, tant sa progression inouïe paraît se générer elle-même dans un monstrueux mouvement de croissance. Il faut voir la façon dont le décor ne cesse de s’ouvrir, se réduire une fois et s’écarquiller encore, selon les levers de rideau et les caprices d’un mur mobile qui structure la scénographie de Lisa Navarro, ici élément de décor d’un appartement presque normal, et là support d’une dramaturgie plastique faite d’agrafes et de crayon magique.
L’un part, l’autre reste
Pourtant, Baùbo installe dans ses premières minutes une ambiance de mort. Passés les récits d’un idylle raconté dans la langue secrète que s’inventent deux amoureux, puis celui d’une légende cruelle d’amour insatisfait, le rideau se lève sur l’appartement d’une jeune fille (Pauline Huruguen) dans lequel se réfractent toutes les disparitions possibles de l’être aimé. Ici, c’est celle qui reste qui demeure comme une morte, échouée la tête la première dans un oreiller d’où l’on n’aperçoit même plus son visage, à tel point qu’un livreur venu déposer un colis en ressort comme d’une scène de crime. Lorsqu’elle se lève, c’est d’abord pour tenter de se flinguer au harpon, puis pour convoquer le chant d’un chœur en habits de deuil, mantilles noires sur les cheveux. Ce collage kitsch jouant sur l’irruption de l’absurde dans le quotidien (incluant une tragi-comique émission de radio où Huruguen se jette comme une bête sur son interlocutrice) n’a même pas valeur de programme pour la suite, puisque Candel ne tarde pas à basculer dans une logique onirique qui ravive derechef la progression dramaturgique. On n’en saura pas beaucoup de cette histoire au-delà du seul désespoir qui accable la jeune femme et semble générer, dans une catatonie dépressive, ces mirages baroques. Elle finira par être effacée du récit, pas eux.
Passion
Au tour de ces interprètes d’inaugurer une séquence de musique et de gestes qui se déplie tel un double fond à la situation pseudo-réaliste précédemment exposée, comme si se dévoilait l’ordre supérieur et secret qui régit les émois humains. Les Passions du père de la musique baroque allemande Heinrich Schütz sont retravaillées et redécoupées librement par Pierre-Antoine Badaroux pour un ensemble hétérodoxe composé d’un violon, d’un saxophone, une guitare électrique et une contrebasse. En même temps qu’elle donne sa voix à ces compositions teintées de plain-chant médiéval, la mezzo-soprano Pauline Leroy prend part aux événements qui ont lieu sur scène, à l’instar des autres musiciens-comédiens qui, ici, remplissent magnifiquement leur double fonction. Entre temps, Jeanne Candel elle-même aura fait une apparition fulgurante en troubadour déglingué, venant présenter face public la suite des événements en version condensée, tous ses éléments — œuf, poêle, terre, agrafeuse — contenus dans un sac à dos. Un grand, poétique et généreux gag se distille dans la compréhension du fait que le reste de la pièce évoluera sur l’exact même plan de réalité, que l’apparente métaphore ne ramène en fait qu’à sa propre vérité, démente et dérisoire.
Art pas mort
Baùbo est l’un de ces spectacles dont la forme n’obéit qu’à la logique qu’elle décide pour elle-même. Comme si la tragédie à la fois immense et insaisissable qui se déploie sur scène nous glissait joyeusement des mains mais laissait derrière elle un sens plein, luxuriant. Constituant in fine tout le travail du plateau comme l’invention d’un langage spirituel capable d’entrer en résonance avec les mouvements de l’âme, Jeanne Candel accomplit un travail de formaliste plastique qui n’est pas sans rappeler, dans un univers esthétique propre, les gestes totalisants d’une Miet Warlop ou d’une Marlene Monteiro Freitas. Avec lui s’exprime la possibilité d’un renouvellement imaginaire autour des thèmes sempiternels du deuil et de la perte. C’est aussi le soubresaut, érigé au rang de principe esthétique, d’une subjectivité refusant d’abdiquer malgré sa peine. Le geste est suffisamment rare ailleurs, et ici suffisamment glorieux, pour que nous le saluions joyeusement.
Après sa création au théâtre d’Arras, Baùbo prend ses quartiers jusqu’au 19 février dans la programmation théâtre et musique du festival Bruit, au sein du théâtre de l’Aquarium que dirigent Candel et sa compagnie La vie brève. Le sous-titre annonce la pièce comme un traité : « De l’art de n’être pas mort ». Remuons un peu les termes pour affirmer la vitalité de cet art-là.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Arras
Baùbo : De l’art de n’être pas mort de Jeanne Candel
Festival Bruit – Théâtre de L’Aquarium
La Cartoucherie
2 route du Champ de Manoeuvre
75012 Paris.
Reprise du 2 au 10 février 2024.
Durée 1h45.
Création 2023 au Tandem d’Arras puis, présentée au Festival Bruit au Théâtre de l’Aquarium en partenariat avec le Théâtre de la Ville – Paris.
Tournée 2024
20 et 21 février au Nest – CDN de Thionville.
29 et 30 juin au San Simone – Festival dei due Mondi, Spoleto (Italie)
À partir de fragments des œuvres de Buxtehude, Musil, Schütz et d’autres matériaux
Mise en scène Jeanne Candel
Direction musicale Pierre-Antoine Badaroux
Scénographie Lisa Navarro
Costumes Pauline Kieffer
Assistant costumes Constant Chiassai-Polin
Création lumière Fabrice Ollivier
Collaboration artistique Marion Bois et Jan Peters
Habillage Constant Chiassai-Polin et Clara Hubert
De et avec Pierre-Antoine Badaroux, Félicie Bazelaire, Prune Bécheau, Jeanne Candel, Richard Comte, Pauline Huruguen, Pauline Leroy, Hortense Monsaingeon et Thibault Perriard
Crédit photos © Jean-Louis Fernandez
Jubilatoire !