La société change, évolue. Les mouvements #metoo, le féminisme, l’intersexualité, le mariage pour tous, le droit à la différence, etc. , ébranlent les fondements du patriarcat, redéfinissent les codes, les règles, libèrent paroles et pensées. Alors que les frontières sexuelles sont de plus en plus fluides, floues, que signifie être un homme dans le monde actuel ? Pour tenter de décrypter ces masculinités nouvelles, Catherine Blondeau directrice du Grand T, a consacré le week-end dernier un festival à ce sujet.
Ciel gris, temps froid, Nantes s’est paré de mille couleurs, de multiples tissus en ce début février. Sur l’île, au cœur de la Cité dans le quartier de la création, des étudiants et étudiantes du Conservatoire, de l’école de mode Chardon Savard et des Beaux-arts, avec la complicité de la performeuse Karelle Prugnaud, questionnent le genre en détournant les codes de la mode. Pourquoi finalement n’y aurait-il que les femmes qui portent des robes et les hommes des cravates ? À quelques rues de là, à l’ENSA Nantes, Le Grand T a investi salles, amphis, foyers et hall d’entrée pour implanter une sorte d’agora où artistes, chercheurs, psychologues et sociologues tentent chacun à leur manière — historique, caustique, charnelle ou analytique — d’éclairer ce que signifie être un homme en 2023. De Sébastien Barrier à Océan en passant par le duo David Humeau-Éric Bernard ou le rappeur D de Kabal, tous invitent, à travers une réflexion en profondeur, à faire évoluer les paradigmes de notre société moderne toujours entachée d’un patriarcat sous-jacent. Les Nantais ne s’y sont pas trompés. De tous âges, toutes origines et tous genres, en famille, en amoureux ou en solo, ils étaient nombreux. Afin de revenir sur ses quatre journées de festival extraordinaire, Catherine Blondeau a accepté de répondre à quelques questions.
Dans quel cadre est né ce temps fort autour de la question « qu’est-ce qu’être un homme aujourd’hui » ?
Catherine Blondeau : Le festival Être un homme s’inscrit dans une « collection » de manifestations organisées par Le Grand T depuis 2014 qui sont construites sur le même modèle. A chaque fois, artistes, chercheurs et activistes croisent leurs points de vue sur un sujet de société qui fait débat. Il y a eu Rencontrer l’animal (2014), Tous Terriens (2016), Nous Autres (2015, 2017, 2019) et enfin Être un homme en 2023. L’idée est de varier les adresses et les formats pour aborder ces débats par le triple prisme du sensible, du savoir et de l’action. Et d’inviter à se croiser dans le même espace des artistes, des penseurs et des personnes de la société civile. Il faut également noter que le programme se construit au gré des coopérations avec les institutions et associations que nous sollicitons, parce que cela nous semble opportun vis-à-vis du sujet choisi. Si elles adhèrent à l’idée, elles sont bienvenues pour contribuer au programme en faisant une proposition — une installation, une conférence, une exposition, un jeu, etc. Dans le cas d’Être un homme, il s’agissait aussi de s’emparer de la contrainte d’une saison hors les murs pour proposer un festival qui se déroule dans différents endroits de la ville, avec un point d’orgue sur l’île de Nantes le samedi 4 février faisant circuler le public entre l’École d’architecture et l’École des Beaux-Arts pour finir la soirée dans les salles de Stereolux – la SMAC de Nantes. Enfin, il est évident que le titre est une pirouette légèrement provocatrice en miroir à l’injonction viriliste « sois un homme ! » et l’idéologie patriarcale qu’elle véhicule en sous-texte — sois un homme, c’est dire : ne te laisse pas faire, garde le contrôle, bloque tes émotions, protège ton entourage, et par extension : bats-toi, fais preuve de violence, etc. Le festival Être un homme arrive 5 ans après #MeToo, en pleine explosion de la question du genre et de la pluralité des féminismes. L’idée est de s’interroger sur le masculin dans ce contexte, d’en célébrer la pluralité hier et aujourd’hui, et de rouvrir des espaces de liberté rendus impraticables par le succès massif du patriarcat au XXe siècle.
A t-il pour vocation de se répéter ?
Catherine Blondeau : Probablement pas sous cette forme exacte, mais ne jurons de rien. Ce festival a aussi pour fonction d’expérimenter d’autres manières de faire événement alors que Le Grand T entre en transformation. Le théâtre est en travaux depuis le mois d’avril 22. Nous allons agrandir les surfaces — pour les artistes, pour le public, avec beaucoup d’espaces non programmés et un grand jardin, fusionner avec une autre institution, Musique et Danse en Loire-Atlantique. Ce sera un équipement complètement nouveau en 2025. Quelle place une institution culturelle peut-elle occuper dans la cité et sur le territoire au XXIe siècle ? Comment aller plus loin dans la désacralisation des grandes institutions culturelles ? Comment faire que tout en restant des sanctuaires pour la création où tous les risques artistiques soient permis, elles puissent aussi s’ouvrir davantage à la société civile, partager leurs espaces avec d’autres ? Être un homme, c’est aussi une manière de chercher par l’action des débuts de réponses à ces questions, de voir comment les expériences vécues ici (le partage de l’espace et de la parole avec les étudiants et les associations militantes) peuvent être transposées à l’échelle de notre futur équipement.
Le temps fort s’est déroulé hors les murs, il a réuni un large public, dont beaucoup ne sont pas forcément des habitués du théâtre classique. D’où est venue l’idée d’investir un lieu universitaire ?
Catherine Blondeau : Il nous a semblé particulièrement important d’écouter ce qu’avaient à dire les jeunes générations à propos des questions de genre. C’est pourquoi nous nous sommes assez vite tournés vers l’université, avec laquelle nous avons toujours travaillé pour construire les autres festivals de la « collection ». Notre ambition était de laisser une large place à des travaux d’étudiants encadrés par leurs professeurs ou par des artistes dans le cadre d’ateliers en immersion. C’est ainsi qu’est née par exemple l’idée d’un défilé de mode non genré, préparé lors d’un workshop animé par Karelle Prugnaud. Par ailleurs, la question du masculin est si brûlante (personne n’aime qu’on en parle, ni les féministes, ni les non-binaires, ni les masculinistes) qu’il valait mieux s’entourer de personnes un peu savantes sur le sujet pour éviter les chausse-trapes inhérentes au sujet. D’où l’idée de s’entourer de deux « commissaires scientifiques », un chercheur nantais spécialiste des questions de masculinités, enseignant dans un Master de genre, Sergio Coto-Rivel, et une militante féministe très engagée pour l’égalité des genres, Maud Raffray. Tout cela étant posé, il restait à trouver le lieu central du festival — pas de festival sans centralité —, et l’idée d’investir l’École d’architecture s’est vite imposée : le bâtiment signé Lacaton-Vassal, majestueux labyrinthe de béton, verre et acier, nous offrirait un espace aussi vaste qu’une place publique, à l’abri des intempéries de l’hiver. A partir de la grande place centrale du premier étage que nous avons scénographiée comme une place de village, nous avons distribué une multitude de propositions tantôt vers les amphis (des « presque-théâtres » de 100 à 300 places), tantôt vers les salles de classe pour des ateliers et installations, et aussi vers les foyers, la bibliothèque, et même les ascenseurs et escaliers, investis par des installations ou des parcours ludiques.
Pourquoi est-il important que le théâtre s’empare de cette question de société ?
Catherine Blondeau : Parce qu’il serait étrange qu’il ne s’en empare pas…
Parce que les questions de domination et de minorités — genre, mais aussi classe, race, handicap, etc. — deviennent cardinales dans nos sociétés, que la tendance est à une polarisation des débats, que tout tombe vite dans la caricature, avec des étiquettes qu’on colle ici ou là — woke, anti-woke.
Face à tout cela, j’aime à me dire que les théâtres pourraient être le lieu où des positions divergentes conservent une forme audible. Comment répondre à la demande des minorités (annuler ou déprogrammer des œuvres blessantes, contester des choix de distribution qui ne font pas de place au plateau à des personnes issues des minorités) sans abandonner l’idéal de liberté de création ? C’est une question très importante et pas simple du tout. Être un homme a été une sorte de laboratoire pour réfléchir à ces questions et mettre en présence des points de vue divergents, ou du moins nuancés. Écouter ce qu’avaient à dire les jeunes générations qui se sont impliquées dans le festival sur les masculinités ou la non-binarité, tout en demandant à Sébastien Barrier de parler de paternité, lire Maggie Nelson (De la liberté, Editions du sous-sol 2022) ou Bell Hooks (La volonté de changer, Edition Divergens 2021), écouter parler Océan, un homme trans acteur et réalisateur, à la même table que Sikou Niakaté qui a filmé les dégâts du patriarcat sur les jeunes hommes des quartiers populaires, découvrir grâce au Katorza Les Garçons sauvages de Bertrand Mandico tout en faisant une large place aux féminismes, faire entendre des textes majeurs par les biais des Lectures électriques de Laurie Bellanca, et programmer une soirée électro-queer : voilà ce qu’un théâtre rend possible, qui déplace l’habituelle confrontation de points de vues irréconciliables.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Nantes
Être un homme
Le Grand T hors les murs
du 31 janvier au 4 février 2023
crédit photos © Lisa Surault
Crédit portrait © Le Grand T