Festival interdisciplinaire, Trente Trente fête cette année ses vingt ans à Bordeaux. Jusqu’au 2 février, le programme propose des formes courtes, inhabituelles, comme un antidote à l’excès de pudeur.
Discipline in Disorder d’Annabelle Chambon © Pierre Planchenault
Institué depuis vingt ans à Bordeaux, Trente Trente a gardé au fil du temps son aspect d’événement de niche. Sans doute en raison de sa sélection de spectacles, truffée de raretés, ou le fait que ce rendez-vous continue d’exister contre les vents contraires et les facilités de programmation. Ne nous y méprenons pas : en ce dernier week-end, les salles sont combles, et le public mêle les habitués à une nouvelle génération, sans doute attirée par les intonations queer du festival. Mais fidèle à l’intention qui l’animait déjà lors de la création du festival en 2004, le directeur Jean-Luc Terrade continue de défendre des formes courtes expérimentales et différentes de ce qu’on a l’habitude de voir sur scène, avec la part de risque qu’implique un tel pari.
Sur douze lieux de l’agglomération bordelaise, le parcours proposé par Trente Trente hybride les formes, mélange les nationalités, et amène surtout à réinvestir le terrain perdu d’un théâtre avant-gardiste, agité, provocant et hybride. On distingue des têtes d’affiche : Betty Tchomanga, qui ne s’est pas épuisée chez Marlene Monteiro Freitas, Volmir Cordeiro, fidèle du festival, ou Olivia Grandville, parmi d’autres. Il nous aura suffi de deux jours de festival, le dernier week-end, pour pouvoir faire notre inventaire à la Prévert : un philosophe et un prostitué, pas mal de corps nus, un peu de sexe, un peu de sang, la guerre et un gros costume de lapin.
Interdictions
La programmation libre et intuitive de Jean-Luc Terrade incite volontiers les spectateurs à établir des ponts entre les propositions. S’il y a un fil rouge dans cette fin de festival, il se résume dans le débat qui ouvre la soirée du vendredi : liberté d’expression, nouvelles formes de censure. Dans plusieurs propositions, l’interdiction se cristallise au niveau de l’épiderme. Le beau court-métrage Un Chant d’amour de Jean Genet, réalisé en 1950 mais mis sous cloche jusqu’en 1975 pour sa description explicite de relations homosexuelles entre prisonniers, forme le frontispice de ce collage. En écho, la création en cours Sabra et Chatila d’Afshin Ghaffarian puise sa matière dans Quatre heures à Chatila, un texte dans lequel Genet décrit les camps de palestiniens à Beyrouth à la suite du massacre de septembre 1982. Le danseur et chorégraphe iranien, désormais basé près de Bordeaux, à partir de là une réflexion profonde sur le lien entre l’œuvre et la biographie des artistes. « Je me demande s’il y a un rapport entre l’enfermement et la création artistique, entre la répression et l’expression », écrit-il.
Installé à Bordeaux, l’auteur syrien Abdulrahman Khallouf porte pour la première fois au plateau son poème narratif Le soldat orphelin, récit d’un lien empêché. Une étape de travail nous en est présentée dans le récent et imposant bâtiment de la Méca, paquebot culturel de la Région. L’auteur lui-même, sur scène pour la première fois, incarne un soldat syrien qui apprend la mort de son père. Jamais les deux hommes ne s’étaient revus depuis le début de la guerre. Écho à la biographie de l’auteur, jamais retourné en Syrie depuis son départ en 2002. La langue du militaire est profonde, introspective. Sa mise en forme, guidée par la direction artistique et la scénographie de Jean-Luc Terrade, accompagnée en parallèle d’une partition chorégraphique soliste de Jean Philippe Costes Muscat, peine à trouver entièrement sa direction. Mais elle donne justement à voir les tâtonnements d’un théâtre en train de s’inventer.
Corps textural et philosophique
Comme découlant des nus filmés par l’auteur du Journal d’un voleur, la chair traverse cette fin de festival comme un terrain de recherche sensible et théorique, des expositions de Laurent Goldring et Bastien Capela à la pièce de Matthieu Hocquemiller. À la BAG gallery, les projections et accrochages du premier amènent la peau vers de nouveaux territoires, où elle ne joue plus le rôle d’enveloppe d’un corps unifié et devient son organe propre. Chez Capela, elle entre en dialogue avec d’autres textures — l’eau, la pierre — qui avancent et reculent sur le spectre de la figuration.
À la Méca encore, L’Éthique de Matthieu Hocquemiller arpente à contre-courant quelques-uns des tabous qui restent à notre époque pour en faire autant de motifs traversant l’histoire. Le parcours esthétique et philosophique est fulgurant. En mettant en scène un jeune travailleur du sexe et un vieux professeur d’éthique dans un échange sexuel, romantique et pédagogique, le chorégraphe réactive toute une histoire marginale de la philosophie occidentale, et remet au jour ce motif homosexuel du disciple et son mentor. Il y a des esquisses de sexe sur scène, toujours chorégraphié et métaphorique, qui ne prétend pas à la subversion. La réflexion y est dense est sensible.
C’est une brune et une blonde
Plus subversive, la performance Epiphanie de Paola Daniele se présente comme un long rituel. Un à un, l’artiste, nue sous un peignoir ouvert, accroche sur un voile blanc des cotons imbibés de sang menstruel recueilli en amont auprès de volontaires. La séance est solennelle, parsemée de regards empruntés aux spectateurs, lesquels sont parfois invités à participer à l’accrochage. Épiphanie démystifie les règles pour les re-sacraliser comme un objet de fascination. L’intention politique se mêle entièrement au geste artistique, avec une certaine force, mais au risque de l’étouffer un peu.
Autre nudité, celle d’Annabelle Chambon, interprète fidèle de Jan Fabre, qui offre avec Discipline in Disorder une performance surréaliste, à la fois sombre et comique. Les spectateurs n’ont pas fini d’arriver dans la petite halle du marché de Lerme qu’elle se tient là, dans un costume de lapin sans sa tête, à engloutir des carottes, l’air franchement paranoïaque. Puis elle prend le micro. Entame, fébrile, une ébauche d’histoire qui ne démarre jamais, en mode : « C’est une rousse et une blonde… Non, c’est deux rousses et une blonde… ». Bientôt, la performeuse se coiffera de la tête en peluche, avant de se dévêtir. On rit beaucoup, d’abord, puis on souffre un peu. Torsion anxieuse de l’imaginaire cute, extrapolation de la faiblesse, Discipline in disorder est aussi un tract foutraque contre l’autorité, ses figures et ses formes, en commençant par l’ordre esthétique… de quoi bien résumer l’ADN d’un festival hors normes.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Bordeaux
Festival Trente Trente
Bordeaux
Du 12 janvier au 2 février 2023
Crédit photos © Pierre Planchenault