Au théâtre de l’Échangeur à Bagnolet après son passage à la Caserne des Pompiers d’Avignon, Gaël Leveugle désassemble la nouvelle Un Homme de Charles Bukowski pour composer une pièce où la violence, l’humour et l’absurdité se disputent la scène.
Le modernisme du XXe siècle est un héritage revendiqué par Gaël Leveugle dans la scénographie, qu’il signe lui-même, de ses pièces. À peu près aux deux tiers de sa durée, Un Homme déroule par exemple un carré de rouleaux argentés, transformant la scène en une galerie des glaces que ne renierait pas, en cousine lointaine, la Yayoi Kusama des Infinity mirror rooms. Simultanément, le courant minimaliste irrigue, au-delà du décor, la structure de la pièce présentée en ce mois de janvier à l’Échangeur, empruntant à une nouvelle de Bukowski une substance que Leveugle réarrange, triture et transforme.
Phasing
Du sulfureux poète américain, Un Homme rejoue la courte nouvelle éponyme tirée du recueil Au Sud de nulle part. La scène est brève et sèche : George reçoit la visite de Constance, sans doute son amante, après que celle-ci a quitté son compagnon indigent en amour. L’alcool et la part irréconciliable du désir font dériver le duo du réconfort à la violence. Dans le livre, ces retrouvailles ont lieu dans une caravane. Sur scène, quelques meubles recréent un salon banal, montrant le personnage de George sous d’autres atours, plus communs, concentrant les enjeux sur l’échange lui-même plus que sur le jeu de substitution entre les deux hommes — l’un « antiseptique », l’autre déchéant et proprement bukowskien — qui articule la nouvelle.
On peut aller chercher du côté d’un autre minimalisme, celui qui a redessiné les boucles de la musique occidentale en partance des États-Unis dans la seconde moitié du XXe, les répétitions que subissent le texte dans Un Homme. Comme les échos infinis de voix dans les expériences de phasing de Steve Reich, les mots de Bukowski se répètent et se reconfigurent. Charlotte Corman en mime d’abord la lecture, livre en main, dans un play-back antispectaculaire qu’un dérèglement ne tarde à révéler. Deux ou trois fois, la nouvelle est redite dans sa quasi-intégralité, là sur le mode de la répétition à l’italienne, dans un enregistrement audio où l’on entend la comédienne s’interrompre et parler au metteur en scène. Cela jusqu’à ce que Charlotte Corman et Julien Defaye, face à face à l’intérieur d’un décor-dans-le-décor, déroulent en intégralité l’ambivalent rendez-vous.
Refus du texte
Fulgurantes, les trois pages qui composent la nouvelle de Bukowski agissent comme un condensé de cruauté et de violence sociale et genrée. La distillation progressive du texte tout au long de la pièce amène le spectateur à accompagner la recomposition de la scène comme un enquêteur (il y a, dans les accessoires comme dans le marquage au sol du décor, des éléments de lexique policier). Mais rétrospectivement, dans le mouvement inverse, l’incarnation finale de la nouvelle ne renvoie qu’à la décomposition méthodique qui a précédé, et donc à la primauté de la matière-texte.
Si l’exercice est théorique, il ne prend forme qu’à travers un travail vivace des corps et de la scène. Ainsi en est-il de cette introduction, au cours de laquelle Leveugle lui-même, colosse fantomatique, effectue une danse désarticulée, ou lorsqu’il revient chanter comme des souvenirs hantés les classiques américains que George entonne dans la nouvelle. Dans ce « refus du texte », comme il le nomme, le metteur en scène trouve une forme ludique, faite de matière théâtrale, plastique et musicale — saluons les impeccables improvisations bruitistes, au plateau, de Pascal Battus.
Certains procédés scéniques peinent à être sauvés de leur fonctionnement à vide, autarcique — voir la mécanique indépassée des coups de feu tirés en l’air ou des chutes à répétition sur le matelas. Ailleurs, les figures offertes par Un Homme parviennent à effectuer un retour souterrain vers l’esprit bukowskien, et en particulier dans sa part d’absurde, donnant consistance à une teneur comique latente qui se module tout au long de la pièce main dans la main avec la violence pure. Nous avons rendez-vous mi-janvier au théâtre Dunois pour découvrir, en diptyque, Les lettres d’amour de la religieuse portugaise, où Gaël Leveugle, seul en scène, s’apprête à continuer ce travail de transformations théâtrales.
Samuel Gleyze-Esteban
Un Homme
Théâtre L’Échangeur
59 Av. du Général de Gaulle
93170 Bagnolet
Du 9 au 13 janvier 2023
Durée 1h15
Tournée
le 26 janvier 2023 à l’Ancien Évêché, ATP d’Uzès
les 2 et 3 février 2023 au Château Rouge, scène conventionnée d’Annemasse
les 10 et 11 février 2023 à Escher Theater, Esch sur Alzette (Lux)
Inspiré de Charles Bukowski
Écriture, traduction, mise en scène, scénographie Gaël Leveugle
Avec Charlotte Corman, Julien Defaye, Pascal Battus et Gaël Leveugle
Musique Pascal Battus
Diffusion Sonore Jean-Philippe Gross
Voix Off Nouche Jouglet Marcus
Création lumière Pierre Langlois et Frédéric Toussaint
Assistanat mise en scène Louisa Cerclé
Crédit photos © Franck Roncière