Un immense rideau de fer noir sépare la salle de la scène. Devant, en attendant que le public s’installe, un musicien, insouciant dans le brouhaha, gratte une guitare, chantonne quelques mélodies. De temps à autre, il jette un regard et sourit, avant de replonger dans ses pensées. Par une porte dérobée, Sganarelle (lumineux Shade Hardy Garvey Moungondo) fait son entrée. Silhouette filiforme, visage extrêmement mobile rappelant celui de Chris Tucker dans Le Cinquième Élément de Besson, il harangue le public, leur parle théâtre et invite le reste de la troupe à se présenter.
Une furieuse envie de vivre
Une ombre passe : une silhouette de femme, gracieuse, virevoltante, et le cœur de Dom Juan (enragé Radouan Leflahi) s’enflamme. Oubliée, la belle Elvire (étonnante Nadège Cathelineau), avec laquelle il s’est uni il y a peu. Pourquoi n’être lié qu’à une seule âme, quand le monde entier regorge de créatures plus appétissantes, plus sensuelles les unes que les autres ? Épouseur du genre humain, comme le répète son fidèle serviteur Sganarelle, le ténébreux et dernier rejeton, pourri-gâté d’une lignée en fin de course, se refuse à une telle extrémité. Il veut hargneusement vivre, séduire, goûter aux fruits défendus, détrousser les accortes paysannes, embrasser à pleine bouche leur promis, ne faire qu’un de leur réticence, de leur innocence. Sans foi, ni loi, Dom Juan bafoue avec une rage chaque fois renouvelée les règles, défie la morale, sans se soucier des conséquences et de son salut. Après tout, c’est une affaire entre lui et Dieu. Le solde de tout compte, il sera bien temps de s’en acquitter dans vingt ou trente ans, quand la jeunesse aura définitivement abandonné de son corps musculeux.
Héros d’un autre temps
En relisant le classique de Molière, l’engagé David Bobée voit bien que le personnage de séducteur patenté de Dom Juan est l’archétype de tout ce qu’il combat : sexisme, grossophobie, violences faites aux femmes, etc. Cette résistance aux évolutions de la société, portée par la langue sublime du dramaturge français, ne pouvait que le séduire. S’emparant de cet anti-héros sublime, de ce dernier vestige d’un masculinisme que l’on espère archaïque, il imagine une relecture au temps présent, un Dom Juan jusqu’au-boutiste, enfermé dans ses préceptes, pris au piège de ses propres démons, qui vacille sous les coups sans ciller et disparaît dans les profondeurs du théâtre, faute de trouver sa place dans le monde d’aujourd’hui.
Statues au rebut
Autour de lui, les statues monumentales de dieux grecs, de colosses antiques, de dictateurs d’hier ou d’aujourd’hui et de conquistadors espagnols ont perdu de leur superbe. Modèles déchus aux pieds d’argile, ils servent autant de prison physique que morale. Leur temps est définitivement révolu. Femmes bafouées, mère au cœur brisée, amant rêvant de vengeance et frères souhaitant laver l’honneur de leur sœur, assistent à la déchéance de Dom Juan, observent les fêlures qui fendillent l’armure de ce vaurien aussi charismatique que détestable. C’est là toute la complexité de l’œuvre, ainsi que du travail de relecture. Oui, Dom Juan est un salaud, mais comment ne pas fondre devant sa verve enjôleuse, son sourire ravageur, sa stature sculptée, son côté « bad boy » ultra sexy…
Fresque monumentale
Faiseur d’images, David Bobée n’a pas son pareil pour donner vie à des récits fleuves. De Lucrèce Borgia à Peer Gynt, il a toujours su emballer superbement ses mises en scène. Il en va de même pour ce Dom Juan visuellement somptueux. Le faux marbre des statues, les effets vidéos noir et blanc, le rouge écarlate qui furtivement inonde l’espace… on en prend plein les yeux. Mais suffit-il à embarquer le spectateur près de trois heures durant ? Pas totalement. À trop vouloir faire des fondus enchaînés, le directeur du Théâtre du Nord fourmille d’idées — traduire le patois en chinois est très astucieux, par exemple —, mais n’évite pas l’écueil du trop-plein, du trop long. Clairement, quelques coupes ne seraient pas superflues pour dynamiser l’ensemble et attacher notre regard autour de la figure de Dom Juan. Irradiant la scène de sa présence magnétique, Radouan Leflahi dépasse son image de jeune premier au visage d’ange,en puisant au plus profond de lui une hargne viscérale qui déferle par flots à chaque tirade. Face à lui, pas si simple d’exister. Il faut des pointures comme Catherine Dewitt ou se tailler un espace dans d’autres registres à la manière de Shade Hardy Garvey Moungondo, détonnant en Sganarelle. La gageure est immense.
Spectaculaire, le Dom Juan de Bobée emporte les foules, déchaîne les passions, séduit par sa facture radicalement haute couture mais, peut-être par trop de manichéisme, laisse derrière ses louables intentions des questionnements sur la manière dont le théâtre d’hier, le répertoire peut entrer en résonnance avec le monde d’aujourd’hui, sur la manière d’en percevoir la dimension historique et mémorielle sans en effacer les traces, les stigmates, pour mieux appréhender l’avenir.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Lille
Dom Juan ou le festin de pierre de Molière
Théâtre du Nord
4, place du Général de Gaulle
59000 Lille
Spectacle créé en janvier 2023
Durée 2h40
Tournée 2024-2025
25 au 27 septembre 2024 au Théâtres de la Ville de Luxembourg (Luxembourg)
17 et 18 octobre 2024 à Comédie de Béthune CDN (62)
6 au 8 Novembre 2024 àau Théâtre Auditorium de Poitiers – Scène nationale (86)
14 et 15 novembre 2024 à la Maison de la Culture de Bourges – Scène nationale (18)
8 au 16 janvier 2025 au Théâtre National de Strasbourg (67)
23 et 24 janvier 2025 au Théâtre de Sartrouville et des Yvelines CDN (78)
30 et 31 janvier 2025 au Théâtre du Beauvaisis – Scène nationale, Beauvais (60)
5 et 6 février 2025 Le Volcan – Scène nationale du Havre (76)
Tournée 2023
les 2 et 3 février 2023 au Tandem Scène Nationale, Arras – Douai (59)
les 8 et 9 février 2023 à L’Equinoxe Scène Nationale, Châteauroux (36)
du 15 au 17 février 2023 à Points Communs, Scène Nationale Cergy-Pontoise (95)
les 2 et 3 mars 2023 aux Scènes du Golfe, Vannes (56)
les 9 et 10 mars 2023 au Théâtre des Salins, Scène Nationale de Martigues (13)
les 16 et 17 mars 2023 à la Scène Nationale Carré-Colonnes, Saint-Médard en Jalles (33)
les 23 et 24 mars 2023 à L’Avant-Seine, Colombes (92)
du 30 mars au 2 avril 2023 à La Villette, Paris (75)
les 6 et 7 avril 2023 au Phénix, Scène Nationale de Valenciennes (59)
les 14 et 15 avril au Carré, Sainte-Maxime (83)
du 19 au 21 avril 2023 à la Maison des arts de Créteil (94)
du 25 et 28 avril 2023 à La Comédie de Clermont-Ferrand, Scène Nationale (63)
les 4 et 5 mai 2023 à La Filature, Scène Nationale, Mulhouse (68)
les 7 et 8 juin 2023 – La Coursive, Scène Nationale de la Rochelle (17)
Mise en scène et adaptation de David Bobée
Radouan Leflahi Dom Ju, Shade Hardy Garvey Moungondo, Nadège Cathelineau, Nine d’Urso, Orlande Zola Gusman, Catherine Dewitt, XiaoYi Liu, Jin Xuan Mao
Scénographie de David Bobée et Léa Jézéquel
Lumière de Stéphane Babi Aubert assisté de Léo Courpotin
Vidéo de Wojtek Doroszuk assisté de Fanny Derrier
Musique de Jean-Noël Françoise
Costumes d’Alexandra Charles assistée de Maud Lemercier
Assistanat à la mise en scène – Sophie Colleu et Grégori Miège
Stagiaire assistanat à la mise en scène – Iris Laurent
Régie générale d’Amaury Roussel
Régie plateau de Papythio Matoudidi, Fabio Saccoccio (en alternance)
Régie lumière de Stéphane Babi Aubert, Léo Courpotin (en alternance)
Régie son de Jean-Noël Françoise, Mélissa Jouvin (en alternance)
Régie vidéo de Fanny Derrier, Marvin Jean (en alternance)
Régie de costumes Maud Lemercier,Alexia Ruze, Angélique Legrand (en alternance)
Construction décor et réalisation des costumes – Les ateliers du Théâtre du Nord
Crédit photos © Arnaud Bertereau