Dans le cadre du temps fort Génération(s) 5 de Points communs – Nouvelle scène nationale Cergy-Pontoise / Val d’Oise, la chorégraphe et metteuse en scène, figure française du break à la tête de Compagnie par Terre, présente du 26 au 28 janvier 2023, Héraclès sur la tête, un spectacle qui se nourrit du rap américain pour mieux raconter l’histoire du hip hop de sa naissance dans le South Bronx au début des années 1970 jusqu’à nos jours.
Comment l’art vivant est-il entré dans votre vie ?
Anne Nguyen : Jeune, j’étais très sportive, j’ écoutais beaucoup de musique et écrivais beaucoup : poèmes, journaux d’école, carnets de voyage… C’est d’ailleurs d’abord en écrivant que j’ai exprimé ma volonté de libérer l’esprit par le corps, avec les poèmes du Manuel du Guerrier de la Ville, publiés dans le magazine Graff It!, pour lequel j’ai été rédactrice en chef de la section danse à l’époque où je voyageais beaucoup pour participer à des battles de break. Le chorégraphe Faustin Linyekula, pour lequel j’ai été interprète, m’a incitée à chorégraphier un solo autour de ces poèmes : c’est ainsi que Racine Carrée a vu le jour en 2005. J’ai dansé ce solo autour du globe pendant de nombreuses années, tout en continuant de nourrir ma passion pour le break dans les battles et les cyphers, à une époque où la danse hip-hop était en pleine effervescence en France. J’ai dansé avec des groupes de break légendaires, comme RedMask à Montréal ou encore Phase T, Def Dogz et Créteil Style en France. Avec eux mais surtout en solo, j’ai participé à des centaines de battles (j’ai remporté l’IBE 2004, le BOTY 2005, ai jugé le BOTY 2006 ou encore le Red Bull BC One en 2007). Le film documentaire Planet B-Boy (2007) témoigne de cette époque où je conciliais mes nombreux battles avec le développement de ma propre compagnie et ma carrière d’interprète pour des compagnies contemporaines et hip-hop, comme les célèbres Black Blanc Beur.
Qu’est-ce qui vous a attiré dans le hip-hop ?
Anne Nguyen : J’ai rencontré la culture hip-hop par le rap U.S., que j’écoutais sur les radios libres dans les années 90, quand ce n’était pas encore à la mode. C’est l’essence guerrière du rap, ses rythmes et ses sonorités qui font penser aux sons et aux interjections d’une armée rebelle en marche, qui m’ont attirée vers la culture hip-hop, avant même que je ne puisse comprendre les paroles des musiques. Le spectacle Héraclès sur la tête se joue sur fond de musiques rap U.S. qui racontent la réalité de la jeunesse afro et latino-américaine, du Bronx des années 90 jusqu’au Dallas de 2019, en passant par Los Angeles, Atlanta, Houston ou Philadelphie. La plupart de ces raps ont été labellisés « PARENTAL ADVISORY, EXPLICIT LYRICS » par la Recording Industry Association of America, pour leur contenu violent. KRS-One, Public Enemy, Ice Cube ou Killer Mike y décrivent un quotidien marqué par la précarité, l’insécurité, la répression par la force, les manipulations médiatiques et les instrumentalisations politiques, ouvrant une fenêtre sur une vision depuis le bas de l’échelle difficilement réconciliable avec le rêve américain.
Avant de commencer le break à la fin des années 90, je ne dansais que très peu : pour moi, danser rimait trop avec séduire ou se mettre en avant. Je pratiquais avec assiduité la gymnastique et les arts martiaux, et l’idée de se surpasser, d’être capable d’exécuter des mouvements difficiles, me parlait beaucoup plus. La liberté de création et le principe du jeu avec les conventions m’ont également attirée vers la danse et la culture hip-hop. Mon maître de capoeira m’a un jour demandé de choisir entre la capoeira et le break, que je pratiquais en même temps : j’improvisais en ajoutant des formes inutiles ou faibles dans mon jeu de capoeira lors des combats. Le besoin de transgresser les règles et d’aller au-delà du mouvement efficace et utile m’a naturellement poussée vers la danse. Dans mon break, j’aime inventer mes propres mouvements ou combinaisons de mouvements, leur donner un style personnel. La culture hip-hop nous apprend à être uniques, à nous différentier. Les premiers groupes de danseurs s’apparentaient à des ligues de super-héros : toute particularité physique y était transformée en atout. Aujourd’hui encore, dans un groupe de break, l’un jouera sur sa souplesse, l’autre sur l’impact de sa carrure, l’autre sur la rapidité et la complexité de ses enchaînements… Le hip-hop nous apprend à créer notre propre identité à partir de principes forts.
Comment définiriez-vous ce courant de la danse contemporaine ?
Anne Nguyen : On pourrait décrire le break comme un art martial contemporain, créé pour faire face à un environnement urbain hostile qui nous coupe du monde animal et de notre rapport à la Terre, et transforme nos corps par la violence de ses formes et de ses contraintes. Faute d’ennemis à affronter, faute d’accomplissements physiques à vivre dans le cadre de la vie quotidienne, l’esprit de combativité qui anime le monde du vivant trouve à s’accomplir à travers le break, en réponse à l’oppression que nous fait subir notre environnement. La danse hip-hop est une forme de discipline et de rituel, qui permet au danseur de renouer avec des instincts profonds comme ceux de la conquête de puissance physique et de territoire.
Mais il n’y a pas de « geste » hip-hop : les danses sociales urbaines sont imprégnées de leur univers musical d’origine, lui-même indissociable d’un contexte historique et culturel. Le break ne serait pas né sans son héritage. C’est avant tout une danse issue de la culture des soul dances, qui représente l’héritage culturel qu’ont su préserver les afro-américains depuis l’époque de l’esclavage, en passant par les chants et danses des Negro Spirituals et du Gospel. Le break est né dans les gangs, dans la rue, là où les bandes de jeunes établissent toutes sortes de rituels, comme ils ont pu le faire avec le rocking ou le crip-walk, ou aujourd’hui avec des danses plus actuelles. Les multiples courants du hip-hop sont liés aux identités culturelles et musicales de la jeunesse populaire urbaine et ont des origines géographiques multiples. Au fil du temps et des innovations musicales, les danses évoluent et de nouveaux courants se créent, mais elles ont toujours un lien avec l’héritage que des peuples déracinés et opprimés ont su transmettre et moderniser à chaque époque pour vivre leur identité à travers la danse et la culture.
Qu’est-ce qui vous inspire ?
J’ai suivi un cursus scientifique, et m’inspire beaucoup de principes mathématiques et géométriques pour composer des motifs de danse dans l’espace. La danse hip-hop, comme beaucoup de danses, se danse en ronds. Elle est née au sein de rassemblements, où des cercles s’ouvraient autour d’un danseur. Elle se danse pour soi et pour des observateurs placés tout autour du cercle. La scène, en revanche, est un espace carré, où le public définit une « face » et où les conventions sont nombreuses. La démarche du danseur ne peut être la même dans ces deux espaces. Pour écrire la danse hip-hop sur scène, il faut se poser ces questions fondamentales : comment inscrire le mouvement dans l’espace carré de la scène sans faire une simple transposition de la danse originelle ? Comment réussir à danser en habitant l’espace de la scène tout entier, sans se limiter à trouver des justifications dramaturgiques pour passer d’un point à l’autre et y effectuer son « passage » de break circulaire ou de popping frontal ? Comment rendre la danse lisible sans que les mouvements soient dénaturés et sans perte d’énergie ? Je m’efforce de penser la danse sur scène en termes d' »utilité ». Pour qui, vers quoi danse-t-on ? Par exemple, pour breaker sur toute la surface de la scène, il faut réussir à casser la force centrifuge, à la développer en motifs pouvant s’écrire en lignes ou en courbes qui permettront au spectateur de mieux lire les mouvements et d’en développer le sens.
Ce qui m’inspire avant tout, c’est la danse, ce qu’elle véhicule de l’héritage et des problématiques de chacun. C’est en observant les danseurs et leur personnalité, leur gestuelle, que je crée des contextes qui mettront en avant ce qu’ils incarnent dans mes chorégraphies. J’ai écrit un poème sur ce thème, intitulé « danse urbaine » : « Dans la masse turbulente des regards périphériques, je reçois et j’émets des signaux sans adresse. Traversée par les flux de communication entre les corps muets, je baigne dans le brouhaha d’usage. Main levée, doigt pointé, épaule recourbée, tête sur le côté, mâchoire déterminée, démarche affectée, allure accélérée, silhouette cintrée, regard à la dérobée, trajectoire calculée… Je bouillonne de signes intériorisés.
Mes actions n’expriment qu’une parcelle du vocabulaire corporel collectif. Je célèbre l’harmonie avec la ville en bousculant ma mémoire de ses habitants en un seul mouvement concentré et bruyant. Voici ma danse : bienvenue dans ma ville. »
Vous aimez mélanger les disciplines, en quoi cela nourrit-il votre écriture ?
Anne Nguyen : En creusant les possibilités chorégraphiques propres à chacune des spécificités techniques des danses hip-hop et, plus largement, des danses urbaines, je cherche à exposer les singularités des corps et des approches du mouvement. Chorégraphier un ensemble synchrone avec des danseurs aux physionomies et aux énergies différentes peut facilement servir cet objectif. J’utilise cependant peu cette forme et avec prudence, car je la trouve assez artificielle. L’ensemble synchrone donne un aspect exceptionnel à l’évènement, et s’oppose au « hasard » et au « désordre » inhérents à l’improvisation dansée, qui constitue l’un des fondements de la danse hip-hop et occupe une place importante dans mon travail. Je préfère symboliser le fait d’être ensemble par l’écoute, par des systèmes d’action-réaction et par des contacts. Tout en étant très attachée à l’excellence de l’exécution, je refuse toute forme d' »académisme » de la danse : j’aime développer et mettre en valeur les individualités et les spécificités de chaque danseur. Ma recherche consiste à tisser des liens entre les mouvements et les espaces habités par les corps, à travers des contraintes techniques ou par le jeu.
Dans Héraclès sur la tête, deux danseuses hip-hop freestyle et deux breakeurs se rencontrent pour célébrer l’héritage du hip-hop à l’aube de l’adoption du break comme discipline officielle des Jeux Olympiques en 2024. Le break et le hip-hop freestyle sont les deux disciplines fondatrices du hip-hop. Influencé par la culture des gangs new-yorkais et la tradition des soul dances, le break est la première danse hip-hop, même si certaines danses funk (le popping et le locking) ou disco (le waacking) étaient déjà pratiquées par les communautés qui allaient l’adopter lors de sa popularisation dans l’Amérique des années 1970 à travers les émissions télé et les films. Le hip-hop freestyle est l’ensemble des danses sociales rattachées à des musiques hip-hop, telles que le rock steady, le running man, le Bart Simpson, ou plus récemment le doogie ou le Bernie. Tout comme la house dance, qui rassemble les danses sociales pratiquées sur les musiques house, le hip-hop freestyle évolue dans les clubs. A travers l’héritage musical du rap conscient et du gangsta rap, les quatre danseurs d’Héraclès sur la tête parcourent une véritable quête initiatique jusqu’aux racines historiques, politiques et philosophiques de la culture hip-hop. Car si les principes et les pratiques du break, danse physique et compétitive, résonnent avec la devise moderne des sports athlétiques Citius, Altius, Fortius – plus vite, plus haut, plus fort –, son entrée aux Jeux Olympiques interroge la vulnérabilité de l’individu face au marché du divertissement et met en évidence la gentrification de la culture hip-hop.
Que représente pour vous de participer aux temps forts Génération (s) de Points communs ?
Anne Nguyen : Tout comme le temps fort Génération (s) de Points communs, le spectacle Héraclès sur la tête est une ode à la jeunesse. Célébrer l’héritage de la jeunesse populaire afro et latino-américaine des années 1970 à nos jours à travers le hip-hop, et partager la joie de la danse avec les jeunes qui viendront voir le spectacle, en groupe ou avec leur famille, c’est toute l’essence de la transmission que je souhaite partager à travers ce spectacle. Car la danse ne doit pas être figée dans le temps. Pour qu’une culture soit vivante, il faut qu’elle sache célébrer ses racines et s’interroger sur ses origines sociales, politiques et historiques.
Dans cet état d’esprit, le spectacle Héraclès sur la tête est accompagné d’un QUESTIONNAIRE basé sur les musiques du spectacle qui vous permettra de mieux connaître la culture hip-hop et ses aspects philosophiques, historiques et musicaux, ainsi que d’un TEST en Douze Jeux inspiré des Douze Travaux d’Héraclès, qui vous dévoilera quel type de héros vous correspond le plus ! Vous pouvez les retrouver en ligne sur le site de la Compagnie par Terre !
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Héraclès sur la terre d’Anne Nguyen – Compagnie par Terre
Points Communs
Théâtre 95
Allée des platanes
95000 Cergy
du 26 au 28 janvier 2023
durée 50 min
Chorégraphie d’Anne Nguyen assistée de Pascal Luce
Avec Janice Bieleu, Fabrice Mahicka alias « Faboo », Clara Salge alias « K-Yoo », Hugo de Vathaire alias « Shlag »
Création lumière d’Alexis Beyer
En lien avec le spectacle un Workshop hip-hop & funkstyle est animé par William Delahaye de la Cie par Terre – Anne Nguyen
le mercredi 25 janvier à 18h00
Pour aller plus loin…
Retrouvez la playlist du spectacle sur la chaîne Youtube de la Compagnie par Terre !
Rendez-vous sur le jeu vidéo en ligne gratuit SKILLZ créé par Anne Nguyen, et jouez à reconnaître différents styles de danse hip-hop : break, hip hop freestyle, house, lock, pop, top rocks, waacking, voguing, hype, jazz-rock, krump…
Teaser Héraclès sur la tête
Crédit photos © Philippe Gramard & © Patrick Berger