À la tête du CCN de Nantes depuis 2016, la chorégraphe d’origine italienne est, en ce début d’année 2023, sur tous les fronts. Présentant la huitième édition du festival Trajectoires, projet dont elle est à l’initiative, construit en collaboration avec onze structures culturelles de l’agglomération, elle dévoile actuellement au Lieu Unique, sa dernière création, une œuvre qui questionne la notion du collectif en s’inspirant des gestes du quotidien.
Silhouette gracile emmitouflée dans un grand sweet vert de gris, longue natte blonde lui descendant bien au-delà des reins, Ambra Senatore se tient en retrait du plateau. Regard clair perçant, aiguisé, bienveillant, Elle observe sa troupe, des artistes dont elle connaît le parcours et qu’elle a choisi minutieusement, tous très différents, s’échauffer, puis reprend, avec ses proches collaborateurs, son assistant, une à une les notes de la veille, revient sur un mot, une phrase, une ligne, s’interroge sur une entrée, un placement. Discrète autant que déterminée, cette passionnée de cinéma et de grec ancien écoute les avis des uns, des autres, se forge sa propre idée avant de reprendre les répétitions, de figer un enchaînement, de modifier une phrase chorégraphique, une posture. Elle cherche la justesse du mouvement pour le rendre le plus naturel possible. Les gestes du quotidien restent sa plus grande source d’inspiration.
Rêve de cinéma
Née à Turin dans une famille où la culture fait partie de l’éducation, Ambra Senatore fréquente dès son enfance les musées, les théâtres, les cinémas. « Mais, étonnement, se souvient-elle, nous n’allions pas voir de la danse. Mes parents étaient surtout intéressés par l’art plastique et pictural, les expositions présentant des artistes contemporains. » À cinq ans pourtant, la jeune fille met déjà des chaussons et pratique régulièrement. « J’ai l’impression d’avoir toujours dansé, explique-t-elle, comme si c’était quelque chose de vital. Je n’avais pas spécialement envie d’en faire mon métier, mais c’était clairement un art essentiel pour moi, cela fait partie de ce qui me constitue en tant qu’être humain. Ce que je désirais par-dessus tout, c’était devenir une actrice de cinéma. C’est l’un de mes regrets, mais je ne désespère pas. Un jour peut-être. » Les réticences familiales et la manière dont, à l’époque le milieu du cinéma est perçu, dangereux pour une jeune fille, auront raison de ce rêve d’enfant. « Avec le recul, estime-t-elle, je n’ai pas non plus à l’époque forcé le destin. Il y avait comme un tabou. Et, clairement, je ne regrette absolument pas d’être devenue danseuse et chorégraphe. J’ai trouvé dans ce métier, mon équilibre, une manière de m’exprimer qui me correspond. » Après avoir définitivement renoncé à s’inscrire à une école de théâtre, c’est vers des études théoriques en art et en lettres modernes que se portent ses choix. Continuant à danser en parallèle, elle s’investit dans ses études, se spécialise dans l’histoire de la danse. Le spectacle vivant entre de plein pied dans sa vie.
Des études parisiennes
Poursuivant son parcours universitaire à Paris, grâce au programme Erasmus, Ambra Senatore tombe sous le charme des rues, de l’ambiance. Afin d’approfondir ses connaissances et se nourrir de la richesse culturelle que la ville lumière lui permet, elle prolonge son séjour. « Normalement, raconte-t-elle, j’aurais dû rentrer en Italie, au bout de six mois. Je suis restée un an. Je lisais le jour, aller au spectacle tous les soir. C’était très intense. Tout l’argent que je gagnais était aussitôt investit pour prendre des billets. Je ne prenais plus de cours, mais je nourrissais mon regard avec voracité et frustration. J’avais toujours l’impression que je ne pouvais pas tout voir tant l’offre était pléthorique. » En parallèle,forte de son bagage culturel, elle commence à courir les castings au CND. « N’ayant pas de quoi me payer des cours, j’allais à des auditions, c’était l’occasion de suivre des cours gratuits, de travailler, d’apprendre et surtout de profiter de moments privilégiés avec certains chorégraphes. » Rapidement, la jeune danseuse en devenir est repérée. Tout s’enchaîne très vite. Parmi d’autres, une compagnie de Hip Hop lui propose de se produire avec un chanteur dans les boîtes de nuit. La proposition était décalée car elle ne savait absolument pas danser du hip hop, mais séduit la jeune femme. « Je découvrais des nouveaux contextes, différents de ceux de danse moderne que j’avais fréquentés auparavant. Je crois qu’ils m’avaient embauchée car j’étais, justement , hors cadre et cela amenait une touche inattendue à la performance .»
L’étude de la chorégraphie
Petit à petit, Ambra Senatore se fait un nom. D’auditions en auditions, elle découvre un nouveau monde, rencontre tout un univers. « Je danse depuis que je suis toute petite, explique-t-elle, mais j’ai très vite compris que ce qui m’intéressait vraiment c’était d’écrire des pièces, de développer mon langage chorégraphique, de mettre en scène mes propres créations. Afin d’atteindre ce but et n’ayant pas fait d’écoles officielles, à 23 ans, quand j’ai vraiment pris conscience de ce que je voulais faire de ma vie, j’ai eu le besoin de me former, de me confronter à diverses esthétiques, d’observer les autres faire. » De lectures, en ateliers de répétitions, en représentations, la jeune artiste se nourrit auprès de grands noms de la danse contemporaine, comme Pina Bausch, Maguy Marin, Josef Nadj, Forsythe ou Gallotta. En 2001, elle fréquente quelques temps, l’Accademia Isola Danza di Venezia, dirigée par Carolyn Carlson. En Italie, où elle est retournée vivre, pour finir son doctorat sur la danse contemporaine, elle découvre le travail de Roberto Castello, Raffaella Giordano et Giorgio Rossi. « C’est trois personnalités de la danse italienne, raconte-t-elle, qui ont commencé à créer dans les années 1980, sont pour moi emblématiques d’une époque. Ils ont été au cœur de ma thèse que j’ai soutenue à l’Université de Turin. Durant trois ans, j’ai reçu une bourse pour les étudier et rendre compte de leur travail dans un livre sur l’histoire de la danse italienne que j’ai publié à la fin de mes études.» En parallèle de ses études, elle continue à danser, à rejoindre des projets de compagnies, à suivre des stages.
Les inspirations
Enthousiaste, curieuse, la chorégraphe en devenir ne cesse de s’intéresser à toutes les formes d’art. Le theatre d’avant-garde, les courants artistiques des surréalistes et des dadaïstes, l’intéressent. Aussi le tanztheater, la post modern danse et de la non danse enrichissent son bagage, via les cours du professeur Alessandro Pontremoli à Turin, si attentif a la dramaturgie de la danse, et les cours à Paris VIII d’Isabelle Ginot et Hubert Godard. Elle se rappelle avoir été interpellée par la différente interprétation d’un solo de Steve Paxton, vu dansé par lui-même et, le soir après, par Mikhaïl Baryshnikov.
La naissance d’une langue
Fort de tout ce qu’elle a appris au cours de ses années d’études, de ses rencontres et des pièces qu’elle a jouées, Ambra Senatore s’essaye dès la fin des années 1990 à l’écriture chorégraphique. Dans un premier temps, les œuvres sont collaboratives, s’alimentent de la mise en commun des regards. Puis après avoir terminé son doctorat, elle poursuit ses recherches sur des soli dont elle est l’interprète. « J’avais besoin de me sentir en confiance avant d’écrire pour d’autres, explique-t-elle ». Après avoir remporté en 2009 le prix Premio Equilibrio 2009 de la Fondazione Musica per Roma pour Passo, un duo qu’elle a écrit avec la collaboration d’une de ses fidèles collègues, Caterina Basso, elle s’émancipe de ses mentors, écrit des pièces de groupe et affirme un style hybride où se conjuguent danse, théâtre mais aussi une approche très cinématographique. « Quand je compose, explique-t-elle, j’ai l’impression de faire quelques choses de proche au cinéaste qui décide quoi montrer aux spectateurs via la camera. Certes dans un théâtre le cadre – le plateau – reste fixe et tu ne peux pas faire bouger les spectateurs, mais tu peux grâce aux choix de placement et temporalité des actions diriger leur regard, jouer sur une forme de focale. Ma manière d’appréhender l’espace, de travailler les danses de groupe se nourrit beaucoup d’une matrice faite d’arrêts sur image, de flashback, de travelling, de zoom. Je crois que mon goût pour le cinéma transpire dans mes pièces. » Loin d’être une volonté, ce clin d’œil au 7e art ne répond pas à un choix volontaire chez l’artiste. Il faut attendre la création en 2017, au festival d’Avignon, de Scena madre*, pour qu’elle travaille exprès avec l’influence du cinéma sur son écriture
Le réel, sa plus grande source d’inspiration
Tout comme au théâtre, Ambra Senatore aime raconter des histoires. Chacune de ses pièces prend sa genèse dans le quotidien. À l’écoute du monde, des gens qui gravitent autour d’elle, elle nourrit son imaginaire d’une conversation, d’une situation vécue ou observée. Questionnant l’état de nos sociétés, elle porte au plateau des histoires, des récits humains. « J’essaie toujours dans mon travail, souligne-t-elle, de penser au-delà du mouvement. Ce n’est pas tant le geste qui m’intéresse que la manière dont il est amené et ce qu’il raconte. Pour ma dernière création, que je présente dans le cadre du Festival Trajectoires, je me suis intéressée au collectif, à la place de l’individu dans le groupe, comme en tant qu’autre il est accueilli. Je m’interroge beaucoup aujourd’hui sur la dérive de la plupart des pays, l’Italie notamment, qui portent au pouvoir des mouvements populistes. Et sur l’incapacité de l’être humain d’apprendre à dialoguer plutôt que d’utiliser la violence et le non respect des libertés. » Partant de ce questionnement, la chorégraphe construit par fragments, par moments de la vie quotidienne, une histoire commune. Joie, douleur, compassion, bienveillance, relation humaine innervent son œuvre. « Quand je commence à imaginer un nouveau spectacle, continue-t-elle, je pars souvent d’une image qui traverse mon corps, ma tête, qui devient au fil du temps obsédante. C’est le point de départ, rarement celui d’arrivée. Au fil de mes interrogations, des répétions, des improvisations, des discussions avec les interprètes et l’équipe artistique, le propos se déplace, m’emmène vers d’autres problématiques. » À la manière d’un puzzle, la chorégraphe compose ses partitions, leur donne corps jusqu’à, ce qu’il se dégage de l’ensemble une proposition ancrée dans l’humain, dans la manière dont les rapports sociaux s’envisagent, se créent et se défont.
Nantes et son territoire
Succédant en 2016 à Claude Brumachon à la tête du CCN de Nantes, Ambra Senatore n’a de cesse de développer l’action vers les publics. « Trajectoires, d’ailleurs, est né de cette volonté de dépasser le cadre du centre chorégraphique et de mettre en place une vraie coopération entre les différentes structures, un vrai temps dédié à la danse sur l’agglomération nantaises. Avec Erika Hess – directrice déléguée du ccnn- nous avons vite perçu que le territoire le demandait, et qu’il était possible de l’imaginer en collaboration avec plusieurs partenaires – cette capacité de collaborer tous ensemble est une qualité très belle de ce territoire. Actuellement, nous sommes treize partenaires, chacun mettant sur la table sa proposition de programmation. L’objectif était vraiment de faire circuler certaines œuvres, prendre le temps d’aller à la rencontre des publics, et leurs permettre de découvrir les formes, les esthétiques, les approches les plus variées. Par ailleurs, je n’ai pas vocation avec le CCN à diffuser des œuvres. Trajectoires est une manière pour donner de la visibilité à trois ou quatre projets parmi les 15-20 que nous soutenons chaque année. » Afin de mener à bien sa mission de CCN, de poursuivre son travail sur le territoire, la chorégraphe a dû beaucoup se dédier au soutien des autres compagnies et aux rencontres des différents publics sur le territoire, ce qui est au coeur de son projet au ccnn. « Diriger un tel lieu, soutenir les compagnies locales , nationales et étrangères, travailler à la rencontre de citoyen.ne.s via la danse, demande beaucoup d’énergie. J’ai donc dû faire des choix et mettre parfois en retrait des envies de création. J’aurais dû créer l’an dernier, mais pandémie, report, et aléas liés au fonctionnement d’une telle institution, en ont décidé autrement. Je ne voulais rien précipiter, prendre le temps de porter au plateau l’intense et belle rencontre avec ce groupe de danseuses et danseurs très genereux.se.s, pour la partager avec les spectatrice.eur.s. »
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Festival Trajectoires
Centre chorégraphique national de Nantes
23 Rue Noire, 44000 Nantes
Crédit portrait © Viola Berlanda
crédit photos © Andrea Macchia, Bastien Capela, © CCN Laurent Philippe