Dans Bacchantes : Prélude pour une purge, Marlene Monteiro Freitas revisite la tragédie d’Euripide dans une forme impure, à cheval entre ballet, opéra et performance. Présentée au Centquatre, la pièce s’impose comme l’une de œuvres les plus saisissantes et sidérantes de la chorégraphe.
Trois dates au Centquatre, et une ambiance un peu happy few, puisque l’on reconnaît dans les longues files d’attente pléthore de chorégraphes, comédiens et metteurs en scène du moment. De bout en bout du Festival d’Automne, il semble que les pièces du portrait consacré à Marlene Monteiro Freitas ont fait événement, amassant autour d’elles les foules et les réactions tranchées. Il faut dire que les créations de la capverdienne laissent rarement indifférent. Toutes mettent le spectateur à l’épreuve, parce que leur structure fait du déroutement son moteur, parce que le son est poussé à la limite du supportable, parce que la répétition s’étire, parce que les interprètes s’épuisent, ou tout ça à la fois.
Des bacchantes encore plus débauchées
Que les trois dates qui lui sont consacrées n’en faussent pas la lecture : Bacchantes n’a rien d’un appendice dans l’œuvre de la chorégraphe formée à l’école P.A.R.T.S., et n’est pas non plus une excursion mineure dans le spectacle musical comme pouvait l’être davantage le joliment réussi Pierrot lunaire. Non, cet opéra-là absorbe la matière musicale dans une pièce totale d’une cohésion fulgurante. Le titre lui vient du mythe antique porté au théâtre par Euripide, mettant en scène ces adoratrices de Dionysos réunies dans des sauteries orgiaques et bientôt poussées dans une poursuite sanglante culminant dans un infanticide.
Déjà les cuivres résonnent lorsque nous pénétrons dans la salle. D’ailleurs, il n’y aura pas d’entrée sur scène puisque tout est déjà là, interprètes comme accessoires, dans un brouhaha fourmillant d’éléments constamment au plateau, triturés et recomposés tout au long des deux heures de spectacle. Des tabourets, des micros, et surtout des pupitres dessinent une forêt de lignes de métal noires sur un fond blanc, noir et jaune. De Marlene Monteiro Freitas, on retrouve une fois de plus la grammaire et le vocabulaire. Soit un assemblage absurdiste, qui fait de tous les outils de la scène sa matière plastique, emprunte au dadaïsme comme à la statuaire.
« King pleasure »
Il suffit de jeter un œil rapide dans la salle pour voir combien les réactions divergent face à cette débauche scénique — tout le monde n’aura visiblement pas l’impression d’avoir rentabilisé son billet. Passée l’ouverture, qui propose à une paire de fesses affublée d’une perruque de jouer la pop star, que l’on trouvera drôle ou bas de plafond, les absurdités de ces Bacchantes déclencheront pour notre part moins d’éclats de rire qu’une sidération quasi-béate.
Ce n’est pas tant que les soubresauts qui secouent les interprètes ne soient pas dignes de se marrer un bon coup. Mais il semble qu’une urgence sous-jacente remue en souterrain, rendant la pièce paradoxalement sérieuse, voire hiératique, et dans le même temps fascinante. Peu à peu, on commence à y voir plus clair dans ce qui se joue sur scène, et les personnages des Bacchantes se dessinent — les ménades elles-mêmes, mais aussi, à mesure que des figures se détachent du groupe, de potentiels Dionysos, Agavé et Tirésias. Mais plutôt que de redire par d’autres moyens le mythe antique, la metteuse en scène le décompose pour en extraire une essence plus tard écrite en grandes lettres au fond de la scène : « King pleasure », le plaisir roi.
Tourner autour du trou
La lecture freudienne à laquelle invite le mythe ainsi que l’incrustation centrale d’un extrait du documentaire Extreme Private Eros: Love Song 74 de Kazuo Hara, où un enfant observe sa mère accoucher seule chez elle, replace le langage de la chorégraphe sous un jour nouveau. Soudain, celui-ci se donne à lire tout entier au travers d’un prisme libidinal. Cette sexualité primitive apparaît alors comme le moteur de tout ce qui se passe à la scène, c’est-à-dire à la fois de la gestuelle masturbatoire et vénérienne exécutée par les danseurs (gestuelle d’exploration tendue vers la bouche, les fesses et le pubis) et de l’écriture elle-même.
Dans le chaos généralisé d’une progression erratique et bégayante se devine alors une logique primaire qui semble émaner du subconscient, concentrée sur la recherche du stimuli, tournant autour d’un « trou » par essence insaisissable : la destruction totale du spectacle. Et le déclenchement aléatoire de bruitages carnavalesques dans les hauts parleurs de résonner comme la bande-son de cette exploration pulsionnelle et infantile, alors que les interprètes s’enfoncent les branches des pupitres dans la bouche.
Beauty is terror
Portée par les prouesses techniques d’un très bel ensemble d’interprètes, Bacchantes atteint une beauté complexe, paradoxale, dans l’extrémité à laquelle elle pousse les principes esthétiques de sa créatrice. Tout en proposant au passage de quelques sommets de fascination et d’étrangeté. On gardera en tête ce solo de Flora Detraz, sorte de Musidora grimaçante enchaînant des poses de harpie art déco, image de terreur d’une clarté inouïe, qui dit au passage que cette recherche du « plaisir roi » relève forcément aussi d’un programme monstrueux et horrifique.
On regrette donc que la pièce finisse par s’adonner à une recherche de la joliesse sur le Boléro de Ravel, puisque la relative harmonie des compositions trahit le jusqu’au-boutisme dévastateur qui précède. Il n’empêche : de sa manière singulière, mélangeant les registres, du classique au lettrisme en passant donc par Dada et la musique acousmatique, Marlene Monteiro Freitas parvient à creuser au plus profond des pulsions spectatoriales. Et trouve dans cette ampleur opératique le terrain de l’une des plus belles pièces de son portrait automnal.
Samuel Gleyze-Esteban
Bacchantes : Prélude pour une purge de Marlene Monteiro Freitas
Festival d’Automne à Paris
Le CENTQUATRE-PARIS
5 rue Curial
75019 Paris
Du 1er au 3 décembre 2022
Durée 2h15
Chorégraphie Marlene Monteiro Freitas
Lumières et espace Yannick Fouassier
Son Tiago Cerqueira
Tabourets João Francisco Figueira, Luís Miguel Figueira
Régie générale André Calado
Recherche Marlene Monteiro Freitas, João Francisco Figueira
Avec Andreas Merk, Cláudio Silva, Flora Détraz, Gonçalo Marques, Henri “Cookie” Lesguillier, Hsin-Yi Hsiang, Johannes Krieger, Lander Patrick, Marlene Monteiro Freitas, Micael Pereira, Miguel Filipe, Tomás Moital, Yaw Tembe
Crédit photos © Laurent Philippe