Le Suicidé, vaudeville soviétique de Nicolaï Erdman - Mise en scène de Jean Bellorini © Juliette Parisot

Portrait mordant et poétique du « Soviet system »

Au TNP-Villeurbanne, Jean Bellorini monte Le Suicidé de Nicolaï Erdman d’après la traduction d’André Markowicz et signe un spectacle haut en couleurs, drôle autant que cruel.

Une nuit, un homme qui n’arrive pas à dormir réveille sa femme, allongée à côté de lui. Il insiste. Il aimerait bien un bout de ce saucisson de foie, si bon, dont il doit rester des restes dans la cuisine. Excédée, elle cède, se lève, mais trop tard, lui n’en veut plus. Cette scène de ménage nocturne entre Sémione (intense François Deblock) et son épouse Maria (détonante Clara Mayer), est symptomatique d’un mal plus profond. Depuis des mois, il est au chômage, vit aux crochets de sa femme et à ceux de sa belle-mère (inénarrable Jacques Hadjaje). Cette situation lui pèse, elle lui est intolérable. Pourtant des idées, il en a. Il se verrait bien jouer de l’Hélicon. Il a même acheté un manuel pour apprendre les bases. Mais comme tout ce qu’il entreprend, l’affaire tombe à l’eau. 

Le Suicide, un acte engagé…
Le Suicidé, Vaudeville soviétique de Nicolaï Erdman - Mise en scène de Jean Bellorini © Juliette Parisot

Face à l’incapacité de subvenir au besoin de son foyer, Sémione ne voit qu’une issue : en finir avec ses jours. Mais voilà l’idée à peine effleurée que déjà tout le quartier s’en mêle. Son voisin, tout d’abord. Veuf depuis moins d’une semaine, il voit dans cet acte une manière de faire du business, un peu d’argent pour complaire à sa nouvelle maîtresse (impayable Anke Engelsmann). Puis, c’est au tour des politiques, des hommes d’affaires, des travailleurs, des artistes, des femmes en manque d’amour de fantasmer sur cette mort programmée, d’en faire l’étendard de leur cause, oubliant derrière le symbole l’homme, son désir de vie. Avec un humour mordant et poésie teintée d’absurde et d’insolite, Nicolaï Erdman esquisse le portrait d’une Russie soviétique qui a perdu son âme, chacun des personnages dévoilant au fil de la pièce le pire de lui-même. Derrière un système sclérosant, le désir de vivre se fait impérieux.

Un artiste lucide

Traité comme une fable noire, Le Suicidé, écrite en 1928 et considérée par beaucoup d’intellectuels comme l’une des plus belles pièces de la Russie communiste, n’en est pas moins un brûlot contre l’ordre établi par les bolchéviques. Créée pour la première fois en Allemagne, en 1969, la pièce, interdite en URSS, n’a finalement été jouée dans la patrie natale de l’auteur que bien des années après sa mort, survenue à Moscou en 1970. Une lettre de Boulkagov envoyée à Staline, lue pendant le spectacle, atteste de la méfiance du régime envers Erdman et son esprit subversif. Après avoir été assigné à résidence à Ienisseïsk, cité perdue au cœur de la Sibérie, l’auteur moscovite, échaudé, tire un trait sur sa carrière de dramaturge pour se consacrer à l’écriture de scénarii. Rentré dans le rang, il reçoit d’ailleurs deux prix Staline, l’un en 1941 et l’autre en 1951. 

Un vaudeville corrosif
Le Suicidé, Vaudeville soviétique de Nicolaï Erdman - Mise en scène de Jean Bellorini © Juliette Parisot

S’emparant de la traduction très enlevée d’André MarkowiczJean Bellorini s’attache à mettre en lumière le ton sarcastique de l’œuvre tout en lui donnant une résonnance avec les dérives totalitaires du régime russe actuel. Lumières ciselées transformant l’espace en cène de Vinci, en couloirs d’immeuble ou en catafalque rappelant, bien évidemment, le Mausolée de Lénine situé sur la Place Rouge, jeux burlesques exacerbant les traits caricaturaux des personnages, musique jouée en direct ponctuant les dialogues ubuesques, leur utilisation efficace et intelligente de la vidéo noir et blanc — une première pour le directeur du TNP-Villeurbanne —, ancrant ainsi l’œuvre dans le présent, tout en lorgnant sur l’œuvre de Chaplin et celle de Keaton, le metteur en scène déploie, avec malice et ingéniosité, poésie, humour décalé, pantomime et autres singeries. Sans jamais céder à l’exigence qui caractérise son travail, il signe un spectacle drôle et noir. Jusqu’à la scène finale qui glace les sangs, les rires fusent en cascade. Ménageant leurs effets, parfois un peu trop, Bellorini et sa troupe virtuose font ainsi du théâtre populaire, au bon sens du terme.

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial de Villeurbanne

Le Suicidé, vaudeville soviétique de Nicolaï Erdman, texte publié aux Solitaires intempestifs
TNP-Villeurbanne
8 place Lazare-Goujon
69627 Villeurbanne cedex
Jusqu’au 20 janvier 2023
durée 2h20 environ

Tournée 
les 27 et 28 janvier 2023,à l’Opéra de Massy 
du 9 au 18 février 2023 à la MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny, en co-accueil avec le Théâtre Nanterre-Amandiers – CDN 
les 1er et 2 mars 2023 à La Coursive – scène nationale, La Rochelle 
le 9 mars 2023 à l’Espace Jean Legendre – Théâtre de Compiègne 
du 16 au 18 mars 2023 à La Criée – Théâtre national de Marseille 
les 12 et 13 avril 2023 à la Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production 

traduction d’André Markowicz
mise en scène de Jean Bellorini

avec François Deblock, Mathieu Delmonté, Clément Durand, Anke Engelsmann, Gérôme Ferchaud, Julien Gaspar-Oliveri, Jacques Hadjaje, Clara Mayer, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Antoine Raffalli, Matthieu Tune, Damien Zanoly
avec la participation de Tatiana Frolova

cuivres Anthony Caillet
accordéon Marion Chiron
percussions Benoît Prisset

collaboration artistique Mélodie-Amy Wallet
scénographie Véronique Chazal et Jean Bellorini
lumière Jean Bellorini
assisté de Mathilde Foltier-Gueydan
son Sébastien Trouvé
costumes Macha Makeïeff
assistée de Laura Garnier
coiffure et maquillage Cécile Kretschmar
vidéo Marie Anglade 
construction du décor et confection des costumes les ateliers du TNP

Crédit photos © Juliette Parisot

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