Au Maillon à Strasbourg, avant de s’installer pour quelques jours à Nanterre-les Amandiers, le metteur en scène argentin questionne la capacité de l’être humain à changer, à évoluer au cours de sa vie. En mettant en parallèle un même personnage à ses 30 et à ses 60 ans, Marino Pensotti confronte deux époques, deux manières de penser et fait théâtre d’une société en perpétuel mouvement, reniant systématiquement ses principes fondateurs pour un ailleurs incertain. Rencontre.
Comment est né Los Años ?
Marino Pensotti : la pièce est née de l’envie d’imaginer la vie d’un même personnage à deux moments très différents, ses trente et ses soixante ans, et de les représenter simultanément. Jeune homme, il filme sans le vouloir un garçon vivant seul dans un immeuble abandonné. Obsédé par cet enfant abandonné, il finit par faire le sujet d’un documentaire qui changera sa vie. Trente ans plus tard, il retourne à Buenos Aires avec l’intention de voir ce qu’est devenue la vie du garçon et de réaliser un second documentaire sur lui, mais il peine à le retrouver. La pièce se déroule dans le décor dédoublé d’un même appartement à trente ans d’intervalle, permettant de représenter deux époques côte à côte. Le temps du jeune homme est le présent de 2020, et celui du vieil homme est le futur de 2050. J’ai écrit la pièce pendant la pandémie et je pense que cela a nourri la réflexion sur l’avenir, précisément à un moment où l’on ne savait pas s’il y en aurait un. C’est une pièce qui questionne également les utopies et tente d’établir un parallèle entre la façon dont on se transforme au fil du temps et la façon dont certaines sociétés s’éloignent irrémédiablement des principes qui leur ont donné vie pour aller vers autre chose.
Trente ans séparent le début et la fin de la pièce. Est-ce une manière de questionner la capacité de l’homme à évoluer ?
Marino Pensotti : Le passage du temps est présent dans un grand nombre de mes œuvres. Je suis intéressé par la transformation et le changement, mais pas forcément dans le sens d’une évolution. Je crois que le théâtre, précisément en raison de sa nature éphémère comme l’est l’existence, est un outil particulièrement adapté pour traiter du passage du temps et de ses effets sur les personnes et les sociétés. On pourrait dire que nous sommes la somme de ce que nous inventons sur notre passé, puisque nous le modifions un peu à chaque fois que nous le racontons, et de ce que nous imaginons sur notre avenir, que nous essayons de créer dans la mesure de nos possibilités. Les contradictions, les déviations, les erreurs et les succès qui se révèlent sur le long terme dans la vie d’une personne me semblent être un matériau dramatique intense et fondamental.
Cette galerie de personnages ne dessine-t-elle pas aussi un portrait de Buenos Aires ?
Marino Pensotti : En effet, ce qui m’intéresse le plus dans Los Años, ce n’est pas de penser à ce que sera le futur — et même s’il a quelque chose de cela dans la pièce, ce n’est pas du tout un projet de science-fiction — mais plutôt de penser à la façon dont on se rappellera de ce présent dans les années à venir. Dans certaines de mes œuvres précédentes, j’avais étudié les traces du passé dans le présent, comment les restes de ce qui s’est produit continuent à former ce présent. Ici, je souhaitais aller dans la direction opposée et imaginer quelles choses du présent auront un impact sur l’avenir. Imaginer, également, ce que nous raconterons de notre époque, et de quelle manière.
Comme vous l’avez expliqué, vous mettez en parallèle, à travers une scénographie ingénieuse, le passé et le futur. Est-ce une manière de mieux questionner le présent ?
Marino Pensotti : Même si la pièce a l’air d’être centrée sur le personnage central dans ses deux incarnations, le jeune et le vieux, il y a plusieurs personnages fondamentaux. Sa fille, parce que c’est elle qui raconte toute la pièce et qui crée ce que nous voyons sur scène, depuis ce futur hypothétique. Et, fondamentalement, l’enfant du documentaire. Il est clair que lorsque nous parlons de l’avenir, ce n’est pas le même pour une personne de la classe moyenne urbaine que pour une personne vivant dans la pauvreté. Ce terrible contraste, travesti en ordre naturel par le capitalisme et extrêmement présent dans une ville comme Buenos Aires, fait que l’œuvre parle non seulement de ces personnages spécifiques mais aussi d’une ville entière.
L’architecture est au cœur de ce projet. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Marino Pensotti : Au début de la pièce, le personnage est un architecte en devenir. Il réalise un documentaire particulier, une enquête sur les copies de bâtiments européens à Buenos Aires. Il est vrai que de nombreuses constructions portègnes sont copiées de l’Espagne, la France, l’Italie ou encore la Belgique. Ce phénomène est lié à l’expansion rapide de Buenos Aires au début du XXe siècle, lorsque sa classe dirigeante a tenté d’en faire le Paris de l’Amérique du Sud. Ce désir d’être autre, d’être une copie déformée de quelque chose d’autre, a beaucoup à voir avec l’identité schizophrénique de l’Argentine, avec son aspiration à devenir européenne et à ignorer ses racines latino-américaines. Il y a aussi un rapport à une posture théâtrale, liée à la représentation, qui survit encore aujourd’hui. Il est clair que cette tentative architecturale et politique était une utopie qui a mal tourné. Dans la pièce, il y a deux autres représentations concrètes d’utopies ratées. L’un d’eux est le quartier de Lugano, à la périphérie de Buenos Aires, dont le nom, par coïncidence, fait référence à la ville suisse. Le garçon du documentaire atterrit là-bas. Ce sont des bâtiments typiques des années 1960, à l’architecture fonctionnelle et rationaliste, édifiés dans le but de fournir des logements décents à la classe ouvrière mais qui, après des décennies de crises politiques et économiques permanentes, se sont incroyablement dégradés. Enfin, il y a la République des enfants, un parc à thème construit dans les années 1950 par le gouvernement péroniste. Il s’agissait au départ d’un lieu idyllique et exotique, une sorte de Disneyland — d’ailleurs, en Argentine, il existe un mythe selon lequel Disney s’en serait inspiré pour créer son parc — mais ouvert à tous. Au fil du temps, après avoir été laissé dans un semi-abandon pendant de nombreuses années, il est devenu un endroit beaucoup plus commercial, loin de son idée originale. En ce sens, on peut penser que l’œuvre s’articule en permanence dans la tension entre ce qui est et ce qui sera. Tout en se demandant si les transformations vécues tout au long d’une vie ne s’apparentent pas à certaines utopies et aux sociétés défaillantes que l’on crée en leur nom.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore et traduit par Samuel Gleyze-Esteban
Los Años de Mariano Pensotti
vu en juin 2022 au Printemps des Comédiens
Au Maillon, Théâtre de Strasbourg du 8 au 9 décembre 2022
Au Théâtre Nanterre-Amandiers, centre dramatique national, en partenariat avec Festival d’Automne à Paris du 13 au 18 décembre 2022
Durée 1h45
Texte et mise en scène Mariano Pensotti
Collectif Grupo Marea (Mariano Pensotti, Mariana Tirantte, Diego Vainer, Florencia Wasser)
Musicien, Diego Vainer
Dramaturgie, Aljoscha Begrich et Martín Valdés-Stauber (Münchner Kammerspiele)
Chorégraphie, Luciana Acuña
Décors et costumes, Mariana Tirantte
Lumières, David Seldes
Création musique, Diego Vainer
Vidéo, Martín Borini
Son, Ernesto Fara
Assistant mise en scène et plateau, Juan Reato
Production artistique, Florencia Wasser
Traduction, Guillermo Pisano
Régie de surtitres, Manon Bertrand
Avec Javier Lorenzo, Mara Bestelli, Bárbara Masso, Paco Gorriz, Julian Keck
Crédit portrait © Bea Borgers
Crédit photos © Isabel Machado Rios