Après son passage à l’Odéon en novembre, et à la veille de son séjour au Domaine d’O à Montpellier où elle poursuivra la tournée de Liebestod, cette essentielle de la scène contemporaine évoque sa pièce en forme d’hommage au torero Belmonte, son regard sur ses pères et ses héritiers, son idée éperdue du théâtre.
Au milieu de Liebestod, deux carcasses de bœuf descendent du ciel, empruntées à Bacon, lequel empruntait lui-même sa barbaque à Rembrandt. Image double : d’abord, celle d’une généalogie artistique à poursuivre en ricochet. Mais aussi celle des viscères qu’Angelica Liddell exhorte l’art à exposer à la face du public. Dans sa contribution à la série Histoire(s) du Théâtre commissionnée par la NTGent, l’Espagnole se place dans une arène de corrida pour brutaliser le public fougueusement, à coups de tableaux douloureux ou hiératiques et de monologues incendiaires. Une affaire de nécessité pour celle qui se dit inapte à vivre, comme pour un monde devenu trop froid, trop pragmatique, béant de l’absence de mystère et de sacré, où les vents semblent souffler en sens contraire de cette artiste brûlante et souveraine.
Comment est né Liebestod, quelle place prend-il dans votre œuvre ?
Angélica Liddell : Le destin de mes œuvres se dessine dans le hasard. Ici, à la question « quelle était mon histoire du théâtre ? », une réponse s’est trouvée dans le contact avec la biographie que Chaves Nogales a dédiée au matador mythique Juan Belmonte. C’était sans aucun doute une histoire du sang : le sang esthétique, mythique, saisi dans sa dimension rituelle ; celui qui s’exprime à travers l’art, c’est-à-dire non pas par la violence réelle, mais par la violence esthétique, par le pouvoir de la beauté. Lorsque je lis l’histoire de Belmonte, je souligne des phrases que j’aurais pu écrire moi-même. Je me rends compte que nous comprenons tous deux l’art dans cette perspective spirituelle et tragique, qui n’est rien d’autre que le « sentiment tragique de la vie » dont parlait Miguel de Unamuno. Je réalise alors que je m’identifie davantage à un torero qu’à un acteur. C’est là que commence ce dialogue avec Belmonte, le torero suicidaire, le torero qui toréait avec l’envie de mourir.
Vous recréez, à la scène, une tension présente typiquement dans l’arène telle qu’elle fut pratiquée par Belmonte, à savoir une tension entre un courage flamboyant, presque arrogant en surface, et une vulnérabilité profonde à l’intérieur de soi. À quel endroit situez-vous le théâtre par rapport à la corrida ?
A. L. : Je crois que sur scène, l’intime est le danger. Le sacrifice réside là. La vie me donne les textes, comme Manuel Agujetas, et la force naît précisément de la fragilité qui acompagne sa propre mise à nu sur la table d’autopsie. Je travaille comme si j’étais déjà morte, sans aucune tentation pour la perpétuité. Je ne suis pas faite pour la vie. Je n’en suis pas digne et je ne sais pas m’y prendre. La tension artistique naît entre ces deux pôles, et de ce choc émerge le monde de mon expression. Je suis incapable de séparer mon travail de ma vie, et donc mon travail émerge de la souffrance. Mon objectif est de transformer cette souffrance en beauté. Je libère des tourments qui autrement détruiraient ma santé mentale. J’ai toujours dit que la scène était à la fois ma prison et mon asile. Je peux tuer, je peux me tuer, je peux aimer le tueur, je peux conjurer le Mal, je peux arriver avec des bombes attachées à ma poitrine. Bataille me donne la licence de l’hypermorale. Sade me donne le courage.
En creux ou en négatif du reste de la pièce, il y a ce monologue acerbe où vous étrillez, notamment, une certaine obsession pour les droits sociaux. Peut-on entendre, dans la façon le dites, dont vous appuyez certains mots, une volonté de dépasser une forme de résistance, d’empêchement?
A. L. : C’est une résistance contre la stupidité. Mon travail, avant tout, est une défense de l’art. Vous le verrez dans tous mes travaux. Quand un droit viole et affecte le monde de l’esthétique, je me révolte, non pas en tant que citoyenne, mais en tant qu’artiste. Dans l’art, l’immoral devient éthique, car l’art est éthique en soi, l’art sanctifie le sexe, sanctifie les animaux, sanctifie la chair, sanctifie l’horreur, sanctifie le sang. Il est donc nécessaire de faire une différence entre le droit de l’État et le droit de la poésie. Le XXIe siècle ne promet pas grand-chose maintenant que les grands penseurs et les grands artistes sont morts. J’ai été consternée de voir comment, au nom des droits, les œuvres de Nabokov, Balthus ou Araki étaient jugées négativement. J’ai peur qu’au rythme où nous allons, nous nous retrouvions à court d’images. Je pense à L’Amour victorieux du Caravage. Regardez-le bien : cela ne se reproduira plus jamais, plus jamais. L’art, comme le dit Steiner, se développe en dehors du démocratique et du social. Les responsabilités démocratiques étouffent l’expression artistique. Et c’est ce qui me fait peur. En tant que civile, je suis une citoyenne responsible. En tant qu’artiste, j’ai besoin d’images, j’ai besoin de sanctifier. Pour reprendre Genet, les saints sont semblables à des criminels. Soyons donc ces criminels saints.
Les influences affichées de ce spectacle — Artaud, Belmonte, Cioran, Rimbaud, Wagner… viennent des XIXe et XXe siècles. Trouvez-vous de l’inspiration dans le présent ?
A. L. : Je ne trouve rien qui m’inspire dans le présent. J’aime l’antiquité, définitivement. Aujourd’hui, toutes les œuvres sont imprégnées d’un message. Ce sont des œuvres « à message ». Éducatives, vindicatives, bien intentionnées. Tout, dedans, doit contribuer à l’amélioration du monde. Elles sont plus préoccupées par le message social ou pédagogique qu’elles ont à passer que par le conflit de l’homme avec ses propres démons. Bref, il n’y a pas de mort, pas de sexe, pas de violence, pas de pulsions, c’est-à-dire qu’il n’y subsiste rien de l’essentiel, rien de ce qui nous définit en tant qu’humains. Alors on confond l’art avec la vie civile. On confond la violence réelle avec la violence esthétique, mais la violence esthétique est toujours une lutte contre la violence réelle. Lors de la dernière Biennale de Venise, j’ai pu constater la médiocrité qui règne dans le monde de l’art. On a essayé de faire une Biennale de femmes, et la seule chose intéressante était en dehors de la Biennale, à savoir la rétrospective d’Anish Kapoor, que j’adore. Quand je vois les films de Pasolini, Godard ou Bergman, je prends conscience de la médiocrité et de la lâcheté dans lesquelles nous baignons. Les ambitions comme les risques esthétiques et formels ont disparu. Tout est fait comme par défaut, en fonction de ce qui est correct. L’expérimental est rejeté, la force des erreurs est rejetée, la liberté qui rend encore Pasolini, Godard, Bergman, Tarkovski, Paradjanov, Wakamatsu ou Cassavetes immensément modernes, cette liberté est rejetée. Je bois donc à la santé des maîtres. L’influence est un fil ininterrompu.
Sans plaquer une autre grille de lecture sur votre travail, on pourrait vous trouver un lien, moins spirituel que figuratif, avec une lignée de performeuses travaillant sur la mise en scène de l’abjection. Je pense à Marina Abramovic, sa mise en péril du corps, ou à une héritière revendiquée comme Marina Otero, sa description nue du désir. Avez-vous le sentiment de faire partie, à travers la façon dont vous vous mettez en scène, d’une histoire féminine de la performance?
A. L. : Absolument pas. Je ne supporte pas la collectivisation sous toutes ses formes, et encore moins la collectivisation féminine, qui est une autre forme de réductionnisme. Mes principales influences sont masculines, et j’espère influencer les hommes également, et j’ai bon espoir que des hommes compteront parmi mes héritiers.
Chez Artaud, la naissance du théâtre de la cruauté était adossée au constat d’une perte d’intensité mystique sur les scènes françaises de son temps. De même, votre cri s’élève contre une époque surtout minée par la disparition quasi-totale de la notion de transcendance. Le constat est-il le même depuis Artaud ?
A. L. : Aujourd’hui, on enverrait encore Artaud à l’asile. Je pense même qu’on le traiterait encore plus cruellement qu’à son époque. Il serait méprisé, et pire encore : il n’aurait pas existé. Il n’aurait jamais pu travailler et nous n’aurions pas pu voir ses œuvres. Quelle structure de production contemporaine fournirait 500 000 euros ou un million pour produire une œuvre d’Artaud ? Pensez-vous que quiconque produirait les œuvres d’Artaud comme on produit celles des grands réalisateurs européens contemporains ? Artaud n’aurait même pas eu de quoi se payer des pantoufles balinaises.
Ne serait-ce qu’en prenant pour exemple la corrida, Liebestod semble à contretemps de ce que d’aucuns décrivent comme l’ordre du progrès. Pensez-vous faire du théâtre « en réaction » ?
A. L. : C’est un théâtre de rébellion. Une défense de l’art face à un progrès qui appauvrit et achève la liberté artistique. Je suis une terroriste de la beauté.
Il y a les images que vous réutilisez, comme les trois singes de Gabriel Von Max, dont je trouve l’apparition bouleversante. Puis il y a celles que vous construisez — les chats en laisse, la danse avec l’homme massaï, et votre présence dans tout cela… Comment ces visions-là naissent-elles et s’articulent-elles ?
A. L. : Au cours du processus de création, tout est susceptible de devenir une influence. Tout me parle de la pièce que je suis en train de construire. Je dois organiser ce chaos, mais la dramaturgie qui en résulte prend l’apparence du rêve. Les chats, par exemple, sont importants en ce qu’ils portent chance aux toreros. On dit que des chats étaient volés dans les rues de Séville pour Belmonte. Ces chats lui ont tellement porté chance qu’il n’a jamais été tué par un taureau — il a donc dû utiliser un pistolet. Au début du travail, j’ai pensé à Persona de Bergman, ce collage qui s’imprime dans l’inconscient. Quand le monolithe de 2001, Odyssée dans l’espace apparaît, c’est pour assumer le rôle du taureau, de la mort, d’une mort très noire, comme une matière interplanétaire, transcendante. En fait, j’ai toujours voulu placer Liebestod dans la chambre d’hôtel qui clôt le film de Kubrick, mais je n’avais pas l’argent pour la reproduire. Alors j’ai opté pour un espace abstrait, pour une couleur pure, le jaune, couleur de la malchance. La tête coupée du cheval a un rapport avec les corridas antiques, où les chevaux étaient étripés jusqu’à la mort. Quant à l’image onirique du final africain, elle est liée à une anecdote racontée par Belmonte dans le livre de Chaves Nogales. Dans sa jeunesse, Juan Belmonte a quitté Triana avec un ami parce qu’il voulait marcher jusqu’en Afrique, où il rêvait d’aller pour tuer des lions. Ils ont été retrouvés sur la voie ferrée, épuisés. Francis Bacon, lui, n’inspire pas seulement le sous-titre « l’odeur du sang ne me quitte pas des yeux » mais fait naître une image où la chair du taureau devient une métaphore de la cruauté, du danger, du sacrifice accompli. Et que dire de Rimbaud ? Je travaille avec l’envie de Belmonte, de Rimbaud, de Francis Bacon, de Bergman, de Wagner… Reste une chose que personne n’a remarqué : dans Liebestod participe ma fille invisible, Palestina de los Reyes. Je crois que c’est la première fois dans l’histoire du théâtre qu’un esprit est crédité dans la distribution. Un être invisible, mais qui m’accompagne tout au long de la représentation. Ma fille, ma Palestina.
On pourrait trouver quelque chose en commun entre Belmonte et un autre artiste de votre panthéon, Mishima, dans leur rapport à la mort, l’aboutissement dans le suicide, qui en font des sortes d’artistes maudits. À côté, il y a Artaud, dont Deleuze tenait à ce qu’on reconnaisse sa schizophrénie… Votre histoire du théâtre est-elle une histoire de la folie ?
A. L. : En effet, il s’agit d’une défense du fou, de l’artiste irresponsable, de l’exclu, de l’anticonformiste. De fait, il y a quelques années, j’ai mis en scène L’histoire de la folie de Foucault [dans le cadre du cours « L’école des maîtres » en 2019, ndlr].
Dans Terebrante, second volet de ce diptyque, vous ne prononcez pas un mot, ce qui est assez rare dans votre œuvre. Comment avez-vous envisagé cet appendice ? En contrepoint, en miroir ?
A. L. : Après Liebestod, le silence apparaît comme une nécessité intérieure. Après avoir épuisé la voix, le silence devait venir par besoin, et aussi le deuil, la cause. Agujetas dit que le flamenco n’existe pas sans cause. Les images atteignent là où les mots n’arrivent pas. Les citations de Manuel Agujetas étaient suffisamment éloquentes. Je l’ai vampirisé et traduit en symboles vivants. D’un autre côté, je déteste les mots. Je déteste parler sur scène. Je le dis dans Liebestod : « Nos dons sont notre châtiment». J’aime le silence. Terebrante est mon œuvre préférée avec Cette brève tragédie de la chair, le premier volet de la « Trilogie de l’infini » dédié à Emily Dickinson.
Vous avez proposé avec Liebestod votre histoire du théâtre. Qu’est-ce qui se profile à l’avenir ?
A. L. : Je suis obsédée par les funérailles. Je veux mettre en scène les funérailles de Bergman, de Pasolini et les miennes. Je crois que je travaille sur ma disparition et ma mort.
Propos recueillis par Samuel Gleyze-Esteban
Liebestod – El olor a sangre no se me quita de los ojos [L’odeur du sang ne me quitte pas des yeux] – Juan Belmonte – Histoire(s) du théâtre III d’Angélica Liddell
Festival d’Automne à Paris
Odéon – Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon
75006 Paris
Du 10 au 18 novembre 2022
Durée 2h
Tournée
Du 2 au 3 décembre 2022 à Montpellier – Domaine d’O
Du 18 au 20 janvier 2023 à Bruxelles – Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Du 9 au 11 février 2023 à Marseille – La Criée
Texte, mise en scène, scénographie, costumes Angélica Liddell
Avec Angélica Liddell, Borja López, Gumersindo Puche, Palestina de los Reyes, Patrice Le Rouzic et la participation de figurants
Lumière Mark Van Denesse
Son Antonio Navarro
Costumes Justo Algaba
Assistanat à la mise en scène Borja López
Régie plateau Nicolas Guy, Michel Chevallier
Régie lumière Sander Michiels
Machinerie Eddy De Schepper
Réalisation décor et costumes Ateliers NTGent
Dramaturgie projet Histoire(s) du théâtre Carmen Hornbostel (NTGent)
Gestion de production Greet Prové, Chris Vanneste, Els Jacxsens (NTGent)
Communication et presse Saité Ye et Génica Montalbano
Directeur de production Atra Bilis, Gumersindo Puche
Traduction en français pour le surtitrage Christilla Vasserot
Traduction en anglais pour le surtitrage Snapdragon
Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage
Nice post