À Rennes, les femmes investissent les plateaux, prennent la parole et donnent le ton à cette sixième édition, qui se déploie ainsi dans une quinzaine de lieux de l’agglomération rennaise. Au TNB, Marie-Sophie Ferdane se glisse dans les mots de Yannick Haenel, Christèle Tual dans ceux, puissant de Elfriede Jelinek. A l’Aire Libre, centre de Production des Paroles Contemporaines de Saint-Jacques-de-la-Lande, Tiphaine Raffier recrée sa toute première création, La chanson (Reboot).
Sol humide, air mordant, l’automne s’est installé au cœur de la capitale bretonne. En ce début d’après-midi, quelques festivaliens ont investi le bar du TNB. Les conversations vont bon train. Les avis et les conseils se partagent avec enthousiasme et convivialité. Dans une dizaine de minutes, le premier spectacle d’après-midi va se donner dans la salle Paradis du théâtre. Marie-Sophie Ferdane, sublime Dame aux Camélias dans la mise en scène d’Arthur Nauzyciel, directeur du lieu, donne vie à Notre solitude, récit de l’écrivain Yannick Haenel relatif à la tuerie qui a eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, dont il est chroniqueur culture depuis 2015.
Un moment suspendu au-delà des mots
Un 7 janvier, à la Maison de la Poésie à Paris, la comédienne attend dans les loges le moment de monter en scène. Elle écoute les retours de la salle. Les bruits, les murmures sont intenses. L’atmosphère est électrique. Elle sent au plus profond de ses entrailles que l’instant est unique. Du rarement vu, plus un siège n’est libre. La scène littéraire, située passage Molière, n’a jamais été aussi comble. À côté d’elle, se tient Yannick Haenel, dont elle s’apprête à lire quelques extraits de son dernier livre, Notre Solitude, sorte de journal intime où il évoque ses doutes, ses difficultés à écrire des chroniques quotidiennes autour du procès des attentats de janvier 2015. Il est fébrile, elle le questionne. Comme un réflexe de protection, Marie-Sophie Ferdane avoue troublée, n’avoir pas eu conscience de la date, que l’horreur s’invitait par-delà les mots en une célébration macabre. L’expérience a été tellement forte, le moment tellement intense, qu’elle a souhaité non en reproduire l’effet, mais bien à en étendre la portée.
L’enfer au paradis
Seule sur scène, livre à la main, la comédienne plonge dans le récit, se noie dans les mots. Vibrante, le corps tendu, à fleur de peau, elle donne corps au texte de Yannick Haenel, en dépasse souvent l’émotion. Les yeux brillants, humides, les larmes ne sont jamais loin, un sanglot dans la voix, Marie-Sophie Ferdane semble se fondre avec l’auteur, en être le double. Chaque phrase semble la bouleverser, l’emporter en cette nuit indécise où la plage reste blanche, où le chroniqueur sèche devant l’horreur que chaque jour de procès lui renvoie en plein cœur, en pleine face. Avec une délicatesse infinie, une compassion retenue, elle évoque le schisme vécu par Haenel, le déchire, le laisse exsangue et que seule l’écriture finit avec le temps par réparer. Passant bien au-delà des maux de l’auteur, dont le récit se nourrit, elle touche au plus juste, à l’effroi, que nous avions tous un peu enfermé à double tour dans un coin de notre mémoire, non pour oublier, mais bien parce que la vie a repris son cours…
Abba, un cri un SOS
En sortant de la salle, une chape de plomb semble s’être effondrée sur nos épaules, l’air manque. Le besoin de prendre l’air se fait impérieux. Le prochain spectacle, La Chanson (Reboot) de Tiphaine Raffier, cela tombe à pic, est donné hors du Centre-Ville, dans un bourg périphérique. Le trajet, le petit vent glacé, font leurs effets. C’est presque remis de nos émotions que nous arrivons à l’Aire Libre, théâtre situé sur la commune de Saint-Jacques-de-la-Lande. Une tout autre ambiance nous attend. Dans une salle des fêtes de la ville nouvelle de Marne-la-Vallée, plus exactement au cœur de son secteur IV, plus communément appelé Val d’Europe, trois amies d’enfance tous les jeudis soir répètent inlassablement un show autour des chansons du groupe suédois Abba. Derrière les paillettes des tenues, des chants fédérateurs et festifs des années 1970, l’autrice et metteuse en scène croque une autre réalité, celle d’un urbanisme galopant s’appuyant sur une imitation de mauvaise qualité de la nature. En recréant ce premier spectacle, qui évoque les villes nouvelles, l’arrivée de Disneyland en terre francilienne, Tiphaine Raffier fait le portrait édifiant d’une banlieue ultra fabriquée, où tout sonne faux, tout est factice, où la consommation de masse s’impose comme mode de vie. Portée par un trio de comédiennes décalées et hyper-expressives – Clémentine Billy, Jeanne Bonenfant et Candice Bouchet – , la fable tendre autant que triste de Raffier livre de jolis moment mais peine à embarquer, à totalement séduire. Le propos politique, dénonçant la sur-consommation, l’illusion bobo d’être écolo, simplement en écoutant les chants des oiseaux, des rivières, qu’un CD acheté une fortune dans une boutique vendant la nature à la chaine, diffuse sur un lecteur déjà obsolète, résonne bien sûr à nos oreilles, mais faute d’une dramaturgie plus tenue, s’échappe aussitôt vers un futur apocalyptique où les éléments, inondations, tempêtes, rappellent à l’homme qu’il ne peut tout maîtriser.
Entre tragicomédie et drame, La Chanson (Reboot) laisse un peu sur sa faim mais est à voir comme une préfiguration du travail, l’œuvre en devenir de Tiphaine Raffier, dont La réponse des hommes est l’objet le plus abouti. Il est temps de regagner le TNB, pour assister à l’incroyable performance de Christèle Tual qui fait entendre magnifiquement Sur la voie royale, pamphlet anti-Trump d’Elfriede Jelinek. La journée fut intense. Elle reflète parfaitement l’esprit festival, qui se veut un miroir vivant de la création contemporaine.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Rennes
Festival su TNB du 15 au 26 novembre 2022
Notre solitude d’Yannick Haenel
Conception et mise en voix – Marie-Sophie Ferdane
Le Paradis
TNB
1 rue Saint-Hélier, CS 54007
35040 Rennes Cedex
La Chanson (Reboot) de Tiphaine Raffier
L’aire Libre
2 Rue Jules Vallès
35136 Saint-Jacques-de-la-Lande
mise en scène de Tiphaine Raffier assistée de Clémentine Billy et Joséphine Supe
avec Clémentine Billy, Jeanne Bonenfant & Candice Bouchet
scénographie et lumières d’Hervé Cherblanc
vidéo de Pierre Martin
musique de Guillaume Bachelé
son de Martin Hennart
costumes de Caroline Tavernier
chorégraphie de Johanne Saunier
Crédit photos © Simon Gosselin & © Jean-Louis Fernandez