À la demande de La Péniche Pop, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, Émilie Rousset, metteuse en scène de la compagnie John Corporation, dépeint un processus de recherche autour de L’hymne à la joie de Beethoven, l’occasion de convoquer au plateau Macron, Mitterrand et Nina Hagen. Bientôt présentée au théâtre de la Bastille, Playlist Politique porte à la scène de très belles idées.
Créée dans l’intimité de la petite salle de la péniche Pop, située quai de Seine, dans le Nord de Paris, la pièce d’Émilie Rousset surprend de bout en bout. Il semble que la jeune metteuse en scène, sortie de la section mise en scène de l’école du TNS en 2005, ait réussi, avec une sensibilité toute particulière, à faire quelque chose du format difficile du théâtre « de recherche ». Ici, le sujet est L’Ode à la joie, quatrième mouvement de la 9e symphonie de Beethoven, adopté comme l’hymne européen en 1972. Très tôt dans le travail, elle fait le lien entre ce classique ultime et deux épisodes de l’histoire politique française : la traversée de la cour carrée du Louvre par Macron le soir de sa victoire en 2017 et la visite de Mitterrand au Panthéon lors de son investiture en 1981, les deux présidents ayant choisi L’Ode pour accompagner leur marche.
Distortion
Sur un plateau vide, sous deux rangées de néons et devant la copie agrandie d’un écran d’ordinateur, Anne Steffens et Manuel Vallade rejouent les tâtonnements et les trouvailles de l’artiste Rousset (incarnée par Vallade) autour de son sujet, ses égarements dans les dossiers d’un disque dur, le visionnage de vidéos d’archives, les échanges avec des chercheurs et quelques à-côtés du travail, comme les pleurs d’un fils qui n’arrive pas à dormir. En quelques scènes documentaires, la pièce retrace le destin moderne de L’Ode à la joie dans les tubes de la communication politique, son réarrangement à la hache par Herbert von Karajan, jusqu’à sa réutilisation par Macron en 2022 pour sa réélection.
Playlist Politique appuie sa dimension didactique au point de faire s’étirer certaines scènes — l’entretien très riche avec le musicologue Esteban Buch, par exemple. On y apprend beaucoup. Mais dans le même temps, cette distortion impose un rythme contemplatif au gré duquel les enjeux se redéfinissent. La richesse de cet objet aussi théâtral que musical se loge alors dans l’œil perçant, pénétrant qu’il pose sur ses personnages. C’est un regard d’une précision particulière, avec un éclat humaniste, qui laisse aller son attention vers le détail et l’imperfection.
Zoom
D’un échange énigmatique entre la metteuse en scène et son fils, qui lui parle dans une langue étrangère, celle des enfants, à la scène désopilante au cours de laquelle une amie allemande l’aide à traduire une interview de Nina Hagen, Vallade-en-Rousset masquant tant bien que mal qu’il n’y comprend pas grand-chose, la pièce dessine, en filigrane, une esthétique de la fragilité, surprenante et émouvante. Les micros amplifient cette maladresse-là, transformant les scories en reliefs.
C’est comme si sa politique à elle naissait là, au gré d’une fine attention portée dès la naissance de la première vibration dans la voix. Lorsqu’elle diffuse l’enregistrement d’un appel Zoom avec la « queerale », une chorale queer, Rousset recadre par moments l’image pour isoler des visages, des rires, des petites blagues qui auraient sinon été perdues dans la mosaïque de l’écran. C’est la même opération qui l’amène à s’attarder sur l’anecdote de ces stagiaires cachés derrière les colonnes du Panthéon, attendant Mitterrand la fleur à la main pour que le président ait toujours une seule rose fraîche en main à déposer tout à tour sur les tombes de Moulin, Schoelcher et Jaurès ; l’un d’entre eux articulant un « Monsieur le Président » d’une voix frêle et timide.
Daney au théâtre
Se déploie alors une très belle dialectique de l’ombre et de la lumière, entre la clarté télévisuelle des spots qui accompagnent Macron à travers la cour carrée, jusqu’à l’obscurité des recoins du Panthéon dans laquelle se cachent les stagiaires mitterrandiens, ou celle qui enveloppe la metteuse en scène dans ses recherches nocturnes, découpée qu’elle est par le contre-jour de l’écran. La création vidéo post-internet de Gabrielle Stemmer renvoie, elle, à la recherche d’un grand penseur de l’invisible et du hors-champ, le réalisateur-vidéaste Harun Farocki.
Le surlendemain de l’investiture de Mitterrand, dans Libération, Serge Daney écrivait sur la séquence télévisée du 21 mai 1981 comme il écrivait sur le cinéma. Il qualifiait alors cette visite chez les morts de « rite d’apparition ». C’est une autre apparition qui clôt la pièce. Mais si ces idées voyagent jusque là, c’est qu’Émilie Rousset partage avec les grands théoriciens une intelligence certaine du son et de l’image. Elle les transpose sur scène avec une grande finesse.
Samuel Gleyze-Esteban
Playlist Politique d’Émilie Rousset
Festival d’Automne à Paris
La Pop
61 quai de la Seine
75019 Paris
Du 17 au 19 novembre 2022
Tournée
Du 22 au 23 novembre 2022 – Phénix – Scène Nationale de
Valenciennes dans le cadre du Festival NEXT
Du 25 novembre au 07 décembre 2022 – Paris, Théâtre de la Bastille, dans le
cadre du Festival d’Automne à Paris
Du 07 au 09 février 2023 – Cergy-Pontoise, Points communs – Nouvelle Scène
nationale de Cergy-Pontoise dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
Conception, écriture et mise en scène : Émilie Rousset
Interprétation : Anne Steffens et Manuel Vallade
Création vidéo : Gabrielle Stemmer
Dramaturgie : Simon Hatab
Collaboration à l’écriture : Sarah Maeght
Lumières : Manon Lauriol
Régie vidéo et son : Romain Vuillet
Régie générale : Jérémie Sananes
Stagiaire à la mise en scène : Elina Martinez
Crédit photos © Philippe Lebruman