Au Trocadéro, dans le cadre de la programmation « Chaillot expérience », (LA)HORDE proposait une expérience immersive, We should have never walked on the moon, qui a tout d’un tour de force spectaculaire. Fidèle au projet artistique de la compagnie à la tête du Ballet national de Marseille, l’objet chorégraphique est à double tranchant.
Dès l’entrée, un tapis rouge, brûlé sur les côtés, est déroulé le long des marches qui mènent vers les salles. On prend l’escalier pour découvrir un foyer de la danse défiguré. Le long des baies vitrées, à la place des tables et des chaises qui permettent habituellement d’admirer la vue, une limousine noire sur laquelle des interprètes d’âges et de styles très différents se collent comme des limaces. Au sol, des « tomorrow is cancelled » fraîchement tagués sont nettoyés en continu par des laveuses autoportées sur l’une desquelles on aperçoit Félix Maritaud, amorphe. La tour Eiffel se distingue à peine derrière des vitres recouvertes de buée avec laquelle sont écrits, comme du bout des doigts, un florilège de slogans plus ou moins ésotériques, dont un grand « SORRY MOTHER ». La performance, intitulée Demain est annulé (The Master’s Tools), au milieu de laquelle s’invitent d’autres pièces, donne la couleur, que l’on connaissait déjà, de cet événement artistique très « place to be ». Elle constitue aussi son versant le plus drôle et irrévérencieux.
BNM à foison
Le pari fait par Chaillot de remplir chaque recoin du palais par la danse, la performance, la vidéo et les arts plastiques est imposant, forcément très excitant, mais aussi déroutant. C’est cinq œuvres rien que dans le foyer de la danse, quatre dans le grand escalier, trois en salle Jean Vilar et Firmin Gémier. Vingt-trois au total, tous médiums confondus : il faut s’y retrouver. D’autant que le soir de la première, et cela a déjà été dit, les jauges ont rendu impossible d’apprécier réellement le programme, avec un effet d’entassement désagréable. Et le regret de ne pas voir les salles Béjart ou Gémier ouvertes à la libre circulation, comme ce fut le cas en Vilar — en tout cas, les queues d’une demi-heure ont rendu plus difficile de s’accommoder de ces jauges. Mais ces erreurs se corrigent.
Concernant la danse, le Ballet national de Marseille (BNM) continue de mettre en avant son répertoire en reprenant trois des pièces qui remplissaient au printemps dernier le programme Roommates : Concerto de Lucinda Childs, le Grime Ballet de Bengolea–Chaignaud et la pièce maison Weather is sweet. S’y ajoutent une pléthore de propositions : des petites formes, comme les duos de Liminal Space, la Cascade Belmondo dévalant le grand escalier, ou le Soulèvement qui vient comme une réminiscence émouvante de Room with a view. Au milieu, une adaptation du martial Lazarus d’Oona Doherty ou une reprise in situ des danses post-internet de To Da Bone. Ce recueil chorégraphique contient donc quelques bijoux, auxquels donnent corps la talentueuse troupe phocéenne et vingt-six interprètes invités (cascadeurs, jumpers et performeurs amateurs).
Expédition inversée
Mais au-delà de l’examen des œuvres autonomes déjà connues, une question se pose : qu’offre à voir et à penser cette « expérience » esthétique, si l’on tente de la saisir dans sa globalité et sa nouveauté ? Conceptuellement, celle-ci se pense comme un chassé-croisé supplémentaire de l’avant-garde et de l’entertainment. Le fantasme sous-jacent réalisé par (LA)HORDE est d’agencer dans un même espace des corps sexualisés arqués comme les sculptures de l’artiste contemporaine Anna Uddenberg, les lignes chorégraphiques modernistes de Lucinda Childs et les vidéos TikTok d’ados de Bondy.
À l’arrivée, le tableau global s’impose surtout comme une agitation de symboles (ceux de la jeunesse, des cultures underground, du cinéma hollywoodien et du capitalisme tardif) emballée dans un grand déjà-prêt discursif : la condition postmoderne, la suggestion vague d’une génération fin du monde, mais aussi l’idée d’une union charnelle entre l’humain et la machine, des thèmes déjà hégémoniques dans le monde de l’art. Low Rider, ce squelette de voiture dessinant des va-et-vient au rythme des ébats de deux jeunes et beaux interprètes juchés sur le toit, réinterprète à ce titre un imaginaire déjà usé, encore dernièrement par un film comme Titane. Dans nombre des pièces maison, la communion, l’abandon de soi, le désir et l’attraction entre les corps sont passés au rouleau compresseur d’une production sombre, sévère et dépressive qui se justifie finalement peu au-delà de la pose.
Grosse machine
Un des problèmes de ce geste esthétique vient de l’absence apparente de point de vue sur ce déballage de moyens, sur ces effets de pompe écrasants, comme sur la perfusion consacrée de cultures populaires et spontanées dans les moulures de l’institution. Face aux œuvres, on est parfois au bord d’un sentiment d’aliénation : d’abord parce que leur affinité esthétique avec l’ordre établi de la mode et de l’art n’est pas questionnée, et également parce que le propos politico-esthétique qui l’accompagne est lui-même déjà un langage codifié, distingué, derrière la surface duquel émergent finalement peu d’idées neuves. Amener TikTok au palais, pour quoi faire, d’autant plus qu’ici, les particularités et les spécificités plastiques et kinétiques de ces formes restent en grande partie lettre morte ?
Il faut en même temps rendre justice à Marine Brutti, Jonathan Debrouwer, Arthur Harel et leur troupe marseillaise, qui réussissent à susciter autour de leurs créations un engouement rare ; saluer leur cohérence esthétique, aidée par le scénographe Julien Peissel et la costumière Salomé Poloudenny, ainsi que leur capacité à secouer les couloirs du théâtre national en composant un univers total, foisonnant de surprises performatives et de visions hallucinées. On peut en ressortir épaté, marqué par des images redoutables menées à exécution avec un engagement total. Mais à y regarder de plus près, l’esthétique nihiliste qui régit ce rendez-vous luxueux peut aussi laisser en bouche un arrière-goût désagréable.
Samuel Gleyze-Esteban
We should have never walked on the moon de Marine Brutti, Jonathan Debrouwer et Arthur Harel
Chaillot – Théâtre national de la Danse
1 Pl. du Trocadéro et du 11 Novembre, 75116 Paris
Du 27 octobre au 4 novembre 2022
Conception, mise en scène : (LA)HORDE – Marine Brutti, Jonathan Debrouwer, Arthur Harel
Chorégraphies : Cécilia Bengolea et François Chaignaud, Lucinda Childs, Oona Doherty, (LA)HORDE
Collaborateur artistique : Julien Peissel
Lumières : Eric Wurtz
Costumes : Salomé Poloudenny
Assistante artistique : Nadia El Hakim
Crédit photos © Thierry Hauswald