Depuis 2003, la comédienne et metteuse en scène, Emmanuelle Laborit, est à la tête d’IVT – International Visual Theatre, qu’elle co-dirige, depuis 2014, avec Jennifer Lesage-David. Elle ouvre la saison avec un spectacle de l’écossais, Andy Arnold, qu’elle interprète avec Ramesh Meyyappan. Discussion, avec l’aide de l’interprète Corinne Gache, autour du spectacle, du rayonnement de la culture sourde et de la langue des signes.
Le spectacle, La Performance, est un hommage au cinéma classique français, parce qu’il est né muet ?
Andy Arnold, directeur du Tron Theatre et metteur en scène également, avait envie de travailler avec Ramesh et moi-même. Il lui fallait trouver un point commun à nos styles créatifs. C’est pour cette raison qu’il a pensé à ce film, Les enfants du Paradis. C’est un film français, en noir et blanc, extrêmement connu, avec des références visuelles et des codes précis. Le cinéma actuel ne travaille plus de cette manière.
Donc vous rendez hommage aux Enfants du paradis !
Même s’il y a une référence au mime Baptiste, et à Garance, cette femme spectatrice qui est en admiration devant son travail artistique, ce n’est pas uniquement un hommage au film de Carné. Il y a l’histoire de ce couple qui est un perpétuel malentendu. Andy a juste pris ces deux personnages clefs. C’est un petit clin d’œil à ce film mais aussi au cinéma muet.
Vous dites qu’avec Ramesh Meyyappan vos styles sont différents, c’est-à-dire ?
Je connais Ramesh depuis plus de 20 ans maintenant. On a toujours eu envie de travailler ensemble. Il fallait trouver une forme artistique. Ramesh a un parcours artistique très visuel, sans parole, sans texte. Alors que moi, je suis plutôt, un peu à son opposé, puisque dans mon parcours théâtral, j’ai toujours travaillé sur des textes, sur une matière qui est la langue des signes. Andy avait très envie de travailler avec nous deux. Nous sommes sourds mais avec des parcours différents et notre point commun, c’est cet hommage à ce film. Cela permet de montrer au public nos méthodes de travail qui sont différentes, les contrastes qui existent entre Ramesh et moi. On sait que dans le théâtre, il peut y avoir des méthodes qui peuvent être très différentes. Il appuie sur cette différence entre nous deux, à la limite de la caricature.
Ce spectacle est une coproduction avec le Tron Theatre de Glasgow en Écosse. Pourquoi ce désir de traverser les frontières, de mélanger les mondes ?
Cela existe depuis la création d’IVT : le I veut dire International. Le projet d’origine, qui était ambitieux, était une ouverture sur le monde entier, sur tous les autres pays. De tradition, les sourds ont la capacité de pouvoir travailler, communiquer, avec d’autres sourds, alors que les langues des signes sont différentes. Chaque pays possède la sienne. Mais la rencontre est tout à fait possible. On utilise des signes internationaux. C’est une matière nouvelle pour les artistes. Je trouve que c’est intéressant d’attaquer ce sujet-là et c’est pour cela que j’avais très envie de travailler et de faire un partenariat avec le Tron Theatre Je trouve que c’est dommage de se limiter à son propre pays. C’est un peu rester sur soi-même.
Ce n’est pas votre première sortie de frontière ?
La première étape a été faite avec Jennifer Lesage-David, qui est ma co-directrice. Elle a mis en scène Miss ou Mister Président ? Un spectacle qui a été diffusé dans le réseau Européen. Nous avions eu des aides pour faire une recherche autour d’une langue internationale artistique. Bien sûr, il existe le Congrès International des Sourds qui se réunit tous les quatre ans, où l’on aborde les lois et les droits des citoyens de chaque pays, les droits des sourds, les droits à l’éducation, à la santé, etc. Mais pour les artistes, où en est-on ? Ce fut un premier pas. Comment peut-on rendre un peu plus universel, un spectacle à texte ? Comment le faire avec des signes internationaux ?
Cette première recherche que Jennifer a menée était une matière intéressante. On s’est dit qu’il fallait une étape suivante, une continuité. S’ouvrir à l’international, c’est aussi un hommage à l’origine de cette structure qu’est IVT. Son créateur Alfredo Corrado, était un artiste américain sourd qui a rencontré un entendant français, Jean Grémion. On est fort de cette histoire. J’avais très envie qu’on la mette en avant pour que l’on ne l’oublie pas. Sortir des frontières est une continuité, tout simplement.
Vous venez de jouer à Glasgow et l’on sait que les Anglo-Saxons sont plus friands du théâtre visuel que les Latins, comment a été accueilli le spectacle ?
Nous l’avons présenté pendant deux semaines. Il y a eu une très belle réaction de la part du public. Je me suis, justement, interrogée sur la différence qu’il peut y avoir entre le public français et l’écossais. C’est vrai qu’en France on aime le texte, le théâtre de texte, la parole. En Angleterre, dans les pays anglo-saxons, ils sont plus dans le physique. Ils aiment voir les techniques différentes de travail corporel. Ils veulent quelque chose de nouveau. Cela m’a fait réfléchir. Ça a bien fonctionné là-bas et je vais voir comment cela va se passer ici en France. Le public est culturellement parlant différent.
D’autant que le film, Les enfants du paradis, n’y est pas un classique comme chez nous…
Effectivement, lors des échanges avec le public, ils nous disaient qu’ils ne connaissaient pas du tout ce film. Mais cela a provoqué l’envie de le voir. C’est aussi une ouverture d’esprit, c’est-à-dire que l’on apprend, grâce à la culture, une autre culture.
L’I.V.T., que vous co-dirigez avec Jennifer Lesage-David, a 45 ans d’existence, ce qui n’est pas rien, quelle est sa mission aujourd’hui ?
Nous souhaitons, surtout et avant tout, partager ces 45 ans d’expérience linguistique, pédagogique, artistique. On ne peut pas mettre tout ce passé à la poubelle ! On a décidé qu’IVT deviendrait un centre de ressource autour de la langue des signes. L’art sourd est une matière artistique mais aussi une matière linguistique. La langue est toujours associée à une culture. C’est vraiment notre cheval de bataille. Comment partager ? Comment faire diffuser cette connaissance ? Aujourd’hui, nous sommes de plus en plus sollicités par des structures extérieures, des compagnies émergentes ou expérimentées qui vont travailler pour la première fois avec un artiste sourd ou autour de la langue des signes.
Comment cela se passe ?
Nous choisissons les demandes sur dossier. Il faut que le projet corresponde au travail que nous menons ici. Une fois la sélection faite, nous allons accompagner et soutenir le projet. Nous nous battons pour la place des artistes sourds. Leur parcours n’est pas facile du tout. À part à Toulouse, où il y a maintenant une école, ouverte très récemment, avec laquelle nous sommes en partenariat, d’un point de vue formation artistique, c’est le désert ! On s’est dit qu’il fallait vraiment que l’on mette en avant la place des artistes sourds. C’est de notre ressort, c’est notre rôle. Il y a un nouveau réseau, très récent, qui s’appelleLe Réseau Théâtre en Signes.
C’est-à-dire ?
Ce sont des Scènes Nationales, qui sont intéressées par la langue des signes, qui mènent une réflexion pour accueillir un public sourd et également des créations avec de la langue des signes, pas avec un interprète dans le coin la scène. C’est une véritable réflexion dès l’origine du projet avec la présence d’artistes sourds de langue des signes. Nous travaillons pour le parcours artistique des sourds et ça c’est un très gros combat.
Vous avez aussi mis en place des ateliers…
En ce moment, il y a un atelier pour enfants, pour qu’ils puissent apprendre ce que c’est que le théâtre. Que ce n’est pas uniquement jouer sur un plateau. C’est une création, avec une histoire, des costumes. Demain, ils ont une séance de maquillage. Aujourd’hui, ils sont sur la lumière, avec Paul, un ancien technicien d’IVT qui a travaillé ici pendant très longtemps et qui est maintenant prêt à transmettre ses connaissances au niveau de la création lumière à ces jeunes enfants sourds. Il y a quelques entendants qui sont là, mais ils connaissent la langue des signes, parce qu’ils ont des parents sourds où un frère, une sœur…
Pendant le Covid, avec le port du masque, beaucoup d’entendants se sont mis à réfléchir sur la langue des signes qui permet de communiquer lorsque l’on a un bandeau sur la bouche ! Avez-vous ressenti cela ?
Oui. Ne voir que la moitié d’un visage, même pour les entendants, c’est terrible ! On ne voit pas les rictus de colère ou de joie ! La bouche c’est très important. Et pas uniquement pour les sourds qui lisent sur les lèvres. Ne voir que la moitié d’un visage, ne voir que les yeux, c’est compliqué. Les entendants se sont retrouvés dans la situation de devoir faire des hypothèses, des devinettes. Ils se sont dit, houla la ! Nous les sourds, quand la personne ne pouvait enlever son masque, nous étions obligés de passer par l’écrit. On a trouvé des moyens ! Nous nous sommes tous retrouver dans une situation où nous étions de toutes les façons bien embêtés. Et j’espère que l’on n’y reviendra pas !
Quels vont être vos projets, vos envies, vos désirs pour faire rayonner cette culture que tout le monde peut entendre?
Ce que l’on veut, tout simplement, c’est que les gens sachent que la langue des signes est pour tout le monde. Je ne peux pas croire qu’il y a des personnes qui pensent qu’ici on ne travaille que pour les sourds. C’est plus profond. On va plus loin que ça. Nous avons très envie que cela soit une langue de partage. Ma dernière création, L’épopée d’Hermès, était vraiment une invitation pour essayer de faire percevoir aux entendants que les yeux, le regard, permettent de comprendre ce qui est raconté, d’apprendre plein de choses, de voir des détails visuels. On peut entrer dans le monde de l’expression corporel. On peut avoir énormément d’images devant soi. C’est universel !
Nous, les sourds, voulons bien entrer dans le monde des entendants, mais nous les invitons à venir découvrir le nôtre. On a envie de les inviter à partager. Être ensemble est ce que je trouve de plus beau ! Bien sûr après la crise du Covid et maintenant celle que l’on traverse, le monde de la culture souffre. Le public n’est pas forcément au rendez-vous. Il faut le faire revenir, lui redonner cette envie de revenir. Beaucoup de gens préfèrent rester chez eux. C’est dangereux ! Pour moi, la culture est importante. Elle est la vie. C’est grâce à la culture que l’on va avoir une ouverture d’esprit, une diversité de pensée, des regards différents. Et ça, c’est très enrichissant pour tout le monde. Et si on perd ça ! Je ne veux même pas y songer !
Propos recueillis par Marie-Céline Nivière
La performance, conception et mise en scène Andy Arnold.
International Visuel Theatre
7, rue Chaptal
75009 Paris.
Du 8 au 20 novembre 2022.
Mardi, mercredi, vendredi à 20h, Jeudi à 19h, Samedi à 18h, dimanche à 16h.
Durée 1h.
Avec Emmanuelle Laborit et Ramesh Meyyappan.
Composition musicale et musicien de scène (live) de Ross Whyte.
Création lumière de Benny Goodman.
Scénographie de Jenny Booth.Costumes de Victoria Brown.
Une Production TRON Theatre (Écosse)en co-production avec IVT–International Visual Theatre.
Crédits photos © Gilles Dantzer, © Vincent Quenot, © D.R.