Au TNS, après plusieurs reports, la comédienne se glisse dans les mots de Marie Ndiaye et incarne cette mère en quête de fils dans un Berlin gris, froid et hostile. Dirigée par Stanislas Nordey, Hélène Alexandridis impose une présence tout en discrétion, un jeu droit, vibrant. Impressionnante de virtuosité, elle attrape la lumière et effleure troubles et émois avec une juste retenue. Tout simplement sidérante !
Le temps est gris. L’heure d’hiver impose son rythme morose. En cette fin d’après-midi d’automne, la ville sombre dans la nuit. Dans quelques minutes, il faudra abandonner la contemplation des feuilles jaunes virevoltantes, du ballet de nuages gris qui surplombent la rue, revenir à son bureau, décrocher le téléphone et retracer le parcours artistique d’une comédienne incroyable, qui habite la scène d’un feu tenu, sourd. Le numéro composé, à l’autre bout de la ligne, une voix douce, tout en réserve contenue, décroche. Réservée, discrète, Hélène Alexandridis gardela distance. Nature chaleureuse, rugueuse sur les contours, elle ne cherche pas la lumière, veille à protéger son jardin secret, sa vie loin des plateaux. Seul le théâtre, le jeu, importe. Le reste lui appartient. « Comédienne, raconte-t-elle, je le suis devenueen entrant au conservatoire. Depuis longtemps, l’envie de monter sur les planches, de jouer, était là, pas vraiment comme une vocation, mais plutôt avec le souhait de trouver un endroit où je pourrais apprendre à m’amuser, à expérimenter différentes choses à explorer le champ des possibles que le théâtre permet. C’était assez inconscient. » Cherchant avant tout un moyen de travailler, de gagner sa vie, elle voit dans la gratuité de la formation, une opportunité. « Je n’avais pas les moyens de me payer des cours d’art dramatique, explique-t-elle. Alors quand j’ai été prise au Conservatoire, je n’ai pas hésité. L’expérience a été belle et pour moi, fort constructive. »
Premiers pas au TNP
De manière très naturelle, sans que rien n’ait été voulu ou provoqué, Hélène Alexandridis suit tranquillement sa route. « Clairement, l’école était bonne, l’instrument extraordinaire, se souvient-elle. J’ai très vite eu l’intuition que l’on pouvait faire confiance aux conseils qu’on nous prodiguait, qu’il était possible de faire de belles choses, de rencontrer des gens passionnants. Il n’y avait qu’à y croire, qu’à persévérer. J’avais l’impression d’être une enfant,à qui,on aurait offert un jouet sensationnel. » La comédienne en devenir suit assidûment les cours. À la fin de la première année, elle est engagée par Roger Planchon, alors directeur du TNP, pour jouer dans deux spectacles à Lyon. « Finalement, s’amuse-t-elle, je n’ai jamais eu de désir particulier, mais tout a coulé de source, comme une évidence. »
Des rencontres fructueuses
Formée aux classes de Robert Manuel et Claude Régy, un solide bagage en poche, Hélène Alexandridis multiplie les collaborations, joue sous la direction des plus grands, de Jacques Lassalle à Jean-Pierre Vincent, en passant bien sûr par Alain Françon, Jean-Michel Rabeux, Claudia Stavisky, Joël Jouanneau, Jacques Vincey, qu’elle retrouve en 2019 pour la création des Serpents de Marie NDiaye ou plus récemment avec Stanislas Nordey. « J’ai rencontré beaucoup de monde, raconte-t-elle, depuis mes débuts. Toutes les rencontres n’ont pas été forcément très intéressantes ou fructueuses, mais toutes ont été bénéfiques. Plus le temps passe, plus je me rends compte que toutes les expériences sont bénéfiques, apportent quelques choses et permettent de grandir. Mais pour être honnête, travailler avec Claude Régy fait partie des plus beaux moments de ma carrière. Il m’a tellement appris,sur le métier, sur l’art vivant, sur ce qu’est le théâtre. » Élève du metteur en scène qui a notamment contribué au renouvellement du jeu de l’acteur et de l’esthétique du théâtre contemporain, la comédienne a su, au fil de leur rencontre, écouter ses conseils, se nourrir de son regard. « C’était quelqu’un de très discipliné, se souvient-elle. Il travaillait beaucoup en explorant les silences. Pour lui, c’était aussi important que les mots. Encore aujourd’hui, ses enseignements me suivent, m’aident à appréhender certains rôles, à avancer toujours. »
Des choix éclectiques
De Lagarce à Genet, en passant par Barrillet et Grédy, Pirandello, Musset, Balzac, Platonov ou Dostoïevski, Hélène Alexandridis navigue avec la même précision de jeu, la même présence scénique incroyable, qui conjugue simplicité, intensité et retenue. Traversant avec la même constance, le même attrait, les écritures contemporaines et le répertoire, la comédienne n’est jamais autant habitée, vivante que sur scène. Elle est autre,se laissant porter par des textes, des rôles, des désirs de metteurs en scène, des partenaires. « Encore une fois, explique-t-elle, tout est question de rencontres. Je ne fais jamais de choix a priori. Je crois d’ailleurs avoir refusé peu de rôles. Dans nos métiers, il faut avoir confiance en l’autre, envie de partager, d’échanger. Pour jouer pleinement, il doit y avoir convergence et alchimie. » Passant des planches au cinéma, avec quelques incursions à la télévision, la comédienne porte depuis 2020 deux textes forts de la même autrice, Marie Ndiaye. Plume rugueuse, acérée, sujets noirs, sociétaux, l’écrivaine a en sens aiguë du monde, de ses tourments, de ses drames. « Son écriture, souligne la comédienne, est, en effet, assez radicale. Elle porte en son sein une violence contenue. Dans les deux cas, Berlin mon garçon et Les Serpents, elle traite de l’absence, du dialogue impossible avec celui qui n’est pas là. Dans la première pièce, le fils a disparu, certainement enrôlé dans un combat qui ne devrait pas être le sien. Dans la seconde, l’homme est retranché, barricadé derrière un mur, refusant de faire face aux femmes de sa vie. Il y a dans ces vides, ce manque, quelque chose de très prégnant, d’étonnamment très présent, très tangible. »
De Jacques Vincey à Stanislas Nordey
Malgré les similitudes de la langue, et pour cause, les deux pièces semblent se regarder, s’observer sans jamais tout à fait se répondre. Le travail des deux metteurs en scène donne aux mots de Marie Ndiaye des tonalités, des couleurs très distinctes. Chez Vincey, l’atmosphère est plus chaude, l’action se situe dans les landes. Chez Nordey, le gris pluvieux de la ville allemande envahit l’espace, ne laissant que peu d’espoir aux personnages. « C’est assez passionnant, fascinant, je dirais même, raconte Hélène Alexandridis, de travailler un même auteur avec deux metteurs en scène aussi différents. Chacun a sa manière d’appréhender le texte, le plateau. Après, c’est à nous comédiens, d’apporter notre touche, notre regard pour que les mots et le récit prennent vie. C’est deux expériences incroyables. Après plusieurs reports et annulation, Je suis très contente de reprendre Berlin mon garçon à Strasbourg, là où, le spectacle aurait dû être créé. »
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Berlin mon garçon de Marie NDiaye
TNS
1 avenue de la Marseillaise
CS 40184
67005 Strasbourg Cedex
Jusqu’au 19 novembre 2022
Durée 1h40
Crédit portrait © Christophe Raynaud de Lage
Crédit photos © Jean-Louis Fernandez & © Christophe Raynaud de Lage