En partenariat avec le Festival d’Automne à Paris, le département spectacle vivant du musée parisien invite le duo Anne Teresa De Keersmaeker et Némo Flouret à investir avec leurs danseurs l’aile Denon. Imaginée comme une performance immersive, une balade sensorielle et visuelle, Forêt donne vie aux œuvres des grands maîtres.
Le Louvre a fermé ses portes depuis une bonne heure. Pourtant devant la Pyramide, quelques irréductibles font la queue. Ce soir, et jusqu’au 10 décembre 2022, le musée propose des nocturnes, un peu particulières. Les visiteurs, cinq cents par soir, sont conviés à une performance, une déambulation chorégraphique imaginée par la Belge Anne Teresa De Keersmaeker et le Français Némo Flouret. Attention les yeux, l’expérience est unique. Elle touche à l’essence même de l’art, le dialogue entre l’âme et le corps, la tête à tête singulier entre l’individu, la peinture et l’artiste.
La Joconde pour soi
Par petits groupes, par grappes, les festivaliers investissent l’Aile Denon du musée. Certains préfèrent la pompe du grand escalier dominé par la Victoire de Samothrace, d’autres les marches tout aussi prestigieuses mais peut-être plus distinguées de l’escalier Mollien. Les uns et les autres finissent par se retrouver au premier étage, à déambuler devant les œuvres des grands maitres de la renaissance italienne, des néo-classiques et romantiques français. Les uns s’attardent devant le Sacre de Napoléon 1er de Jacques-Louis David, tableau des plus monumentaux, les autres profitent de l’absence de foule pour se retrouver seul à seul avec La Joconde de Léonardo da Vinci. Chacun suit son chemin, se laisse porter par ses goûts picturaux allant d’Ingres à Goya en passant par Gainsborough, Le Titien ou encore Le Caravage. Happés par les chefs d’œuvre qui s’offrent en petit comité, nombreux sont ceux qui s’aperçoivent à peine de la présence des danseurs. Quelques-uns sont couchés sur le ventre à même le sol, dans un coin, ou sous une banquette, d’autres drapés dans des tissus moirés, d’autres encore se sont mêlés aux visiteurs, courent à perdre haleine. Diffusée par des baffles portatifs, la musique circule d’une salle à l’autre. Mais leur proximité ne présage en rien une quelque conque animation. Cela fait partie des mystères de cette déambulation, qui laisse à chacun le champ libre de la surprise.
De la toile à la vie
Au commencement, les impressions sont fugaces. Un danseur se relève, darde son regard noir, scrutateur, sur un tableau ou un passant, puis se rallonge. Un peu plus loin, une gracile silhouette, lève un bras, tend une jambe avant de retrouver sa position fœtale initiale. Ailleurs, dans une autre salle, une jeune femme se met à nu, se jette à corps perdu dans une transe. Puis comme surprise par les regards des spectateurs, ramasse ses vêtements et fuit à vive allure vers d’autres horizons. Chaque geste est exécuté avec précision, minutie. Imperceptiblement, le tempo de chaque happening s’accélère. Jouant des formes, des tissus, des matières, les chorégraphies imaginées par le duo De Keersmaeker et Flouret puisent leurs sources, leurs inspirations dans les œuvres qui les entourent. Ainsi, au fil de la visite, il semble que les personnages figés depuis des siècles dans l’huile, la térébenthine, les vernis, prennent vie. Une révolutionnaire semble s’être échappée de La Liberté guidant le peuple de Delacroix, un enfant agrippant sa mère tente d’éviter La scène du déluge de Girodet, un survivant semble avoir réchappé du Radeau de Méduse de Géricault. Un peu partout, les onze performeurs s’animent, dialoguent avec les œuvres, jouent avec les spectateurs, s’amusent de leur regard incrédule, font vibrer autrement les tableaux accrochés aux cimaises. Chaque rencontre est un événement unique, imprévisible. Durant 2h30, les artistes de Rosas invitent à regarder autrement des toiles souvent vues et revues. Et c’est toute la beauté du geste, permettre à tout un chaque de redécouvrir un chef d’œuvre, d’en apercevoir des détails passés inaperçus.
En s’invitant ailleurs que sur un plateau, la danse sort de son cadre pour mieux attraper de nouveaux publics, conquérir bien au-delà de frontières préconçues. A ce jeu d’émancipation, ATK et Némo Flouret font des miracles. Et c’est beau à voir cette osmose entre public, artistes et œuvre d’art !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Forêt d’Anne Teresa de Keersmaeker et Nemo Flouret
cie Rosas
Festival d’Automne à Paris
Aile Denon
Musée du Louvre
jusqu’au 10 décembre 2022 en nocturne
Concept et chorégraphie d’Anne Teresa De Keersmaeker et de Némo Flouret
Créé avec et interprété par Boštjan Antončič, Lav Crnčević, José Paulo dos Santos, Synne Elve Enoksen, Rafa Galdino, Tessa Hall, Mariana Miranda, Margarida Ramalhete, Cintia Sebők, Jacob Storer, Solène Wachter
Bande-son d’Alain Franco
Costumes d’An D’Huys
Assistants artistiques – Michaël Pomero, Thomas Bîrzan
Recherche de Lieze Eneman, Thomas Bîrzan
Assistante à la direction artistique – Martine Lange
Coordination artistique et planning – Anne Van Aerschot
crédit photos © Anne Van Aerschot