Au Théâtre des États à Prague, avant de faire halte au Festival du TNB, le comédien et metteur en scène adapte la pièce d’Arthur Schnitzler pour la troupe permanente du théâtre national tchèque. Loin de la vision vaudevillesque qui colle à l’œuvre de l’auteur autrichien, Arthur Nauzyciel imagine une fresque astringente sur l’impossibilité de l’amour vrai.
La nuit tombe sur la capitale magique de la vieille Europe, comme l’appelait André Breton. Devant le théâtre refait à neuf, lieu mythique pour les mélomanes, Mozart y ayant dirigé la première de Don Giovanni, le public, vêtu de ses plus beaux atours, se presse. Ce soir est un jour particulier. La Ronde de Schnitzer, pièce qui fit scandale à sa publication en 1903 et fut censurée l’année suivante en raison de son caractère érotique et satirique, entre enfin au répertoire du théâtre national. Sous la direction d’Arthur Nauzyciel, directeur du TNB, les comédiennes et comédiens permanents se glissent avec aisance dans cette radiographie sans concession de la société autrichienne de la fin du XIXe siècle et des rapports biaisés entre hommes et femmes.
Le cycle de la vie
Construit comme un ballet, une parade amoureuse où s’enchaînent dix saynètes liées chacune par l’un des deux protagonistes qui entre et guide le pas de deux suivants, la pièce de l’artiste autrichien invite le spectateur à jeter un œil indiscret dans les alcôves de couples légitimes ou non, de conditions et d’âges différents. Dans cette étourdissante ronde exacerbée par les derniers feux d’un empire austro-hongrois à l’agonie et corseté par des règles et une étiquette trop rigide, hommes et femmes cédent les uns après les autres aux sirènes sensuelles et charnelles d’une sexualité cachée, tue mais vitale à leur existence. Troublé par les violentes attaques antisémites subies par l’auteur lors de la création à Berlin et à Vienne dans les années 1920, Arthur Nauzyciel a choisi de déplacer l’œuvre dans le temps, de l’ancrer dans les années 1930, dans un monde qui touche à sa fin, vit dans l’imminence d’une catastrophe mais refuse de voir la montée du fascisme.
Une lecture à l’os
Parler de couples, de promesses d’amour forcément impossible, de possession, d’appétit sexuel, plonger dans la fange du mensonge, de l’illusion de la passion, sans tomber dans le graveleux, le prosaïque, tout en gardant l’essence railleuse, poétique, mordante de l’œuvre de Schnitzler, l’attaquer jusqu’à l’os pour en révéler la vénéneuse beauté, le sépulcral présage, constitue le défi auquel s’est attelé le metteur en scène français. Il en ressort un spectacle acéré, burlesque, noir sans concession. S’appuyant sur la très épurée et symbolique scénographie de Riccardo Hernández — un tramway, une grande arche noir et un plan en sépia de Germania, ville rêvée d’Hitler —, Arthur Nauzyciel tranche dans le vif, fait de ces hommes et de ces femmes des pantins, des êtres centrés sur un jeu de séduction facile, guidés par une jouissance rapide, aveugles au drame à venir. Évoquant tour à tour Un tramway nommé désir de Tennessee Williams, l’imaginaire du cabaret à travers les chorégraphies pantomimiques et très imagées de Phia Ménard et les poupées de porcelaine d’une enfance révolue, il nous balade sur une carte du Tendre plus sybarite que sentimentale, une Ronde qui tourne, virevolte jusqu’au vertige, jusqu’au tragique. L’image finale n’en est que plus forte et prégnante.
Une direction d’acteur virtuose
Tenu jusqu’à la corde, le jeu des neuf comédiens — le jour de la première, Petr Vančura, qui interprète le soldat, n’était présent que par la voix pour des raisons de santé — est ciselé, précis. Pour éviter tout risque de tomber dans le boulevard, Arthur Nauzyciel a fait le choix d’une interprétation sans emphase, radicale, qui dénie le dialogue, le rapport à l’autre. Jouant des superficialités de chacun, comme si finalement, au-delà du rapport sexuel, tout le reste n’était que jeu de dupes où chacun s’écoute parler et pérore, déjà conscient de l’issue forcément charnelle d’une parade qui n’a de séductrice que le nom. Tout est maîtrisé, rien n’est laissé au hasard, des soupirs exacerbés de la prostituée (Jana Pidrmanová) aux errements romanesques du poète (Vladimír Javorský), en passant par l’espièglerie faussement naïve de la grisette (impayable Pavlína Štorková), la rectitude du comte (David Matásek), la tête folle de l’épouse (Veronika Lazorčáková), le côté paon du jeune homme (Šimon Krupa), le cynisme du mari (Robert Mikluš), les caprices de la comédienne (Gabriela Mikulková) et les épanchements domestiques de la femme de Chambre (Jindřiška Dudziaková).
Faisant écho à l’actualité, à la montée des nationalismes dans nos sociétés occidentales, à la décadence d’un monde au bord de l’abîme, La Ronde version Nauzyciel emporte tout son petit monde vers de sombres destinations qu’une brume évocatrice ne suffit pas à masquer. La Shoah est au bout des rails. Un spectacle exigeant, plastique, à voir au TNB fin novembre, qui s’installe lentement, infuse imperceptiblement son venin réflectif et touche au long cours par son âpreté esthétisante.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore -Envoyé spécial à Prague
La ronde d’Arthur Schnitzler
Spectacle en tchèque surtitré en français et en anglais
Création le 3 novembre 2022 au théâtre des États – Národní Divadlo / Théâtre National de Prague
Durée estimée 2h
Tournée
du 23 au 26 novembre 2022 au Festival du TNB
Traduction de Pavel Novotný
Mise en scène d’Arthur Nauzyciel
Dramaturgie de Marta Ljubková
Chorégraphie de Phia Ménard assistée d’Andrea Opavská
Lumières de Scott Zielinski
Scénographie de Riccardo Hernández
Son de Xavier Jacquot
Costumes de Marek Cpin
Avec les actrices et les acteurs du Théâtre national de Prague
Jindřiška Dudziaková, Vladimír Javorský, Šimon Krupa, Veronika Lazorčáková, David Matásek, Robert Mikluš, Jana Pidrmanová, Gabriela Mikulková, Pavlína Štorková & Petr Vančura.
Crédit photos © Petr Neubert