Alors que le groupe 46 fait ses adieux à ce qui fut sa maison pendant plus de trois ans, quatre élèves de la section mise en scène présentaient, début novembre, leurs interprétations respectives de La Taïga court de Sonia Chiambretto. L’occasion de révéler des identités artistiques tranchées et singulières.
La Taïga court : première cérémonie d’Antoine Hespel © Jean-Louis Fernandez
À Strasbourg, la grande école de théâtre, poursuivant une idée amenée par Stanislas Nordey à son arrivée à la tête de l’institution, proposait en ce début d’hiver un exercice : juxtaposer, dans un parcours de spectateur, quatre mises en scène de La Taïga court de Sonia Chiambretto élaborées par deux promotions d’élèves. Se rendre vierge d’a priori à chaque entrée en salle et accueillir, dans leur spécificité naissante, les propositions de ceux que la grande école destine à devenir des « noms » de demain.
Un texte, quatre regards
L’autrice de Gratte-ciel et Polices ! travaille une matière textuelle que l’on pourrait décrire comme un hybride entre l’écriture dramatique et la poésie, si elle n’était pas de fait du théâtre. La Taïga court, écrit il y a dix ans pour Rachid Ouramdane à l’occasion de son spectacle Sfumato, traite de réchauffement climatique et de catastrophes naturelles avec la forme spécifique à l’écrivaine : fragmentaire et joueuse, émaillée de pictogrammes, d’emojis-ours-polaire et construite comme un collage de discours aux provenances multiples, encerclant d’un geste pointilliste le sujet d’actualité qui constitue son noyau.
Ces quatre « noms » à venir, ce sont ceux d’Antoine Hespel, Timothée Israël (groupe 46), Ivan Marquez et Mathilde Waeber (groupe 47). Ils ont entre vingt-six et vingt-neuf ans. Les moyens accordés par le théâtre national leur a autorisé des partis-pris de mise en scène par moments spectaculaires pour donner forme à la pièce de Chiambretto. Double défi, donc : s’emparer d’un texte qui contient d’emblée en lui-même une grande liberté d’assemblage, d’agencement ; enfin, approcher et penser une pièce à message, avec ses exhortations à l’action face à l’urgence climatique, dans un exercice qui remet directement en question le rôle du théâtre dans son époque.
Fin du mode
Comme un prisme, le texte diffracte autant d’approches et de découpages que d’artistes pour le déplier au plateau. Pour s’en rendre compte, il suffit de juxtaposer les deux spectacles des élèves fraîchement diplômés du groupe 46, Antoine Hespel et Timothée Israël. Le premier signe la proposition la plus irrévérencieuse du programme. première cérémonie immerge le spectateur, flûte à champagne à la main, dans les sièges d’un salon où Charlotte Issaly, endiablée, apparaît en maîtresse de cérémonie d’un gala de fin du monde, sa robe à paillettes reflétant la lumière des projecteurs comme une boule à facettes. Le texte de Chiambretto y est saisi avec une distance qui n’a rien de frileux mais qui questionne plutôt l’articulation du texte (et plus largement de tous les discours de sensibilisation) vis-à-vis d’un auditoire confortablement blotti dans son confort occidental.
Certes, l’interpellation des spectateurs dans leur siège ne provoque pas tout à fait le déséquilibre escompté. En outre, derrière leur cloison ajourée, on finit par mal entendre les témoignages qui occupent une grande partie de la pièce, celui des déplacés des montagnes chinoises moins encore que l’homme (Yann Del Puppo) qui craint que l’ouragan ne le cueille nu sous la douche. Les paroles sont perdues dans un collage touffu allant jusqu’à inclure un défilé de mode débridé. Mais dans cette non-écoute naît une interrogation : les témoignages qui occupent une grande part de la pièce ne sont-ils pas montrés justement pour ce qu’il sont dans les vies du public que nous formons, c’est-à-dire des interférences parmi le bruit d’un paysage médiatique et imaginaire saturé, en constante tension entre frivolité et gravité ? Antoine Hespel tient son propos avec une certaine audace.
Noir, blanc, bleu
Dans un genre presque opposé, Timothée Israël offre avec Bleu Béton une formalisation limpide des témoignages croisés qui tissent la trame de La Taïga court. Ce travail a nécessité un certain effeuillage : il est, des quatre, celui qui a le plus coupé dans le texte original. Tout se passe sous un immense cube passant, selon l’éclairage, d’un blanc lunaire au noir total. Les personnages sont réduits à des présences spectrales, à peine découpées par une lumière basse — il faut saluer le travail de Dimitri Lenin, Simon Anquetil et Manon Poirier (scéno, lumière et son) dans l’actualisation de cette vision à la fois minimaliste et ambitieuse que revendique le metteur en scène.
La pièce et son dispositif scénique rigoriste figent un peu le texte, faisant l’économie de toute sa part comique, mais parviennent aussi, somme toute, à honorer la profession de foi qui l’accompagne sur le papier. Aidé par une distribution solide, réduite à trois présences (Jade Emmanuel, Thomas Starchosky et Manon Xardel), Timothée Israël réussit à faire de ce podium carré le prisme intime à travers lequel se réfractent multiples façons de vivre la catastrophe — et cette équation se résout forcément dans le jeu.
L’idée et la matière
Chez les deux metteurs en scène du groupe 48, on trouve une préoccupation commune : ancrer le texte dans un territoire, concret chez Mathilde Waeber, abstrait chez Ivan Màrquez. Les marquages au sol qui prennent forme sous la main des comédiens dans la pièce du second dessinent une sorte de carte mentale, entre théâtre géopolitique et vrai théâtre. On perçoit quelque chose de Tiago Rodrigues dans la distribution horizontale de la parole comme dans les costumes colorés de Ninon Le Chevalier. Guidée par des intentions justes, une intelligence de l’espace scénique et une volonté actée de laisser la part belle au jeu, organisant la parole dans un « chantier-ruine » en perpétuelle modulation, la pièce semble néanmoins parfois bridée par son allégeance au matériau textuel. On se rappelle alors à quel point Jelinek, dont il avait fait traduire le FaustIn and Out pour un projet personnel de 2e année qui nous avait séduits et troublés, se prêtait bien à l’imaginaire d’Ivan Márquez.
Le versant concret de cet Anti-atlas est à trouver chez Mathilde Waeber, qui plonge les mains de ses comédiens (dans la terre cuite et l’argile au gré d’une pièce « performative ». C’est un moyen de saisir la structure du texte de l’autrice que de l’intégrer dans une procession, comme si ses bribes traversaient des corps pris dans un rituel quasi-hypnotique. La disposition lente de briques ocres au centre de ce plateau surélevé s’observe en bifrontal. Et si Image(s) de Terre au titre très théorique prend des risques en s’étirant et en structurant peu, la pièce laisse en suspens, et c’est une bonne chose, toute réponse définitive quant au statut et au pouvoir de ces appels théâtraux à une prise en compte de l’urgence climatique. Cette lucidité lui permet d’embrasser, avec une énergie indéniable qui se révèle en bout de course, la part de folie qui court dans cette Taïga.
Alors que certains, à la suite de ces dernières représentations, ont fait leurs adieux à la maison, que d’autres enchaînent sur la suite de leur troisième et dernière année, on quitte le « théâtre-école » avec deux certitudes : une, la réflexion sur la dimension politique du théâtre est aussi, et dans de grandes proportions, une affaire de forme. Deux, les quatre élèves metteurs en scène et leurs équipes ont visiblement su transformer l’essai, faisant d’un exercice intrigant sur le papier une polyphonie passionnante au plateau.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Strasbourg
La Taïga court – 1 texte, 4 visions, 4 lieux
TNS – Théâtre National de Strasbourg
1 avenue de la Marseillaise
67000 Strasbourg
Du 4 au 9 novembre 2022
La Taïga court, première cérémonie
Studio Jean-Pierre Vincent
Durée 1h15
Texte Sonia Chiambretto
Mise en scène Antoine Hespel
Collaboration artistique Eléonore Bonah
Scénographie Valentine Lê
Costumes Clara Hubert
Lumière Thomas Cany
Collaboration création lumière Ijjou Ahoudig
Son Thomas Cany
Collaboration création son Mariana Blanc Moya
Régie générale Margault Willkomm
Assistanat à la mise en scène Tristan Schinz (élève dramaturge du Groupe 48)
Avec Jonathan Bénéteau de La Prairie, Yann Del Puppo, Quentin Ehret, Felipe Fonseca Nobre, Charlotte Issaly, Vincent Pacaud
La Taïga court / Bleu Béton
Hall Grüber
Durée 1h15
Texte Sonia Chiambretto
Mise en scène Timothée Israël
Avec Jade Emmanuel, Timothée Israël, Thomas Stachorsky, Manon Xardel
Scénographie Dimitri Lenin
Costumes Loïse Beauseigneur
Lumière Simon Anquetil
Son Manon Poirier
Régie générale Foucault de Malet
Assistanat à la mise en scène Louison Ryser (élève dramaturge du Groupe 48)
La Taïga court (Anti-atlas)
Salle Elfriede Jelinek
Durée 1h30
Texte Sonia Chiambretto
Mise en scène Ivan Màrquez
Dramaturgie Marion Stenton
Scénographie Sarah Barzic
Costumes Ninon Le Chevalier
Lumière Zoë Robert
Régie lumière Valérie Marti
Son Léa Bonhomme
Régie générale et vidéo Charlotte Moussié
Avec Yanis Bouferrache, Kadir Ersoy, Simon Jacquard, Lucie Rouxel
La Taïga court | Image(s) de Terre
Salle Gignoux
Durée 1h45
Texte Sonia Chiambretto
Mise en scène Mathilde Waeber
Dramaturgie et collaboration artistique Alexandre Ben Mrad
Scénographie Constant Chiassai-Polin
Costumes Jeanne Daniel Nguyen
Lumières Loïc Waridel
Son Arthur Mândo
Régie générale et vidéo Jessica Maneveau
Préparation performance et corps Jean-Gabriel Manolis
Assistanat à la mise en scène Elsa Revcolevschi (élève metteure en scène du Groupe 48)
Avec Hameza El Omari, Naïsha Randrianasolo, Cindy Vincent, Sefa Yeboah
Crédit photos © Jean-Louis Fernandez