La nouvelle création de Wajdi Mouawad s’inscrit dans la lignée de ses grandes pièces chorales : Littoral, Incendie, Forêts, Temps, Tous des Oiseaux. Il y aborde les sujets récurrents que l’on retrouve dans toutes ses œuvres, comme la guerre, le Liban, la destinée, le passé occulté, la quête d’identité, la famille, la nature. Encore et toujours, la poésie opère à nouveau. Racine carrée du verbe être nous porte, nous nourrit.
La quatrième dimension
On pourrait expliquer ainsi le titre de la pièce : la racine carrée de 2 est le seul nombre réel positif, qui, lorsqu’il est multiplié par lui-même, donne le nombre 2. Le carré est la seule forme géométrique que l’on ne trouve pas dans la nature. Le verbe être est un verbe d’état. Quant à l’Être, il se débat pour vivre le mieux possible. Les événements agissant également, ils nous font aussi prendre des décisions qui modifient notre trajectoire. On se pose souvent la question : qu’aurait été notre vie si nous avions suivi une autre route ? Et finalement, qui pourrait nous certifier que le monde n’est pas une illusion ? Car « rien n’est écrit ni rien ne s’écrit et nous vivons ballottés par le vent des probabilités ».
Les univers parallèles
À l’origine de ce texte puissant, il y a le deuxième confinement et la fermeture des théâtres. C’est comme si tous les personnages de son œuvre étaient venus hanter Wajdi Mouawad en lui demandant d’aller plus loin — les connaisseurs vont d’ailleurs pouvoir s’amuser à relever les références glissées dans le spectacle. Ainsi naît l’histoire de Talyani Waqar Malik. Tout comme Wajdi, il a neuf ans quand la guerre civile ravage son pays, le Liban. Son père décide d’exiler sa famille à l’étranger « le temps que cela se calme ». Il envoie son aîné prendre des billets. Il a le choix, la France ou l’Italie ! À partir de là, l’auteur trame tout le champ des possibles. Il conçoit une construction narrative étonnante, dans laquelle les récits se croisent, s’entremêlent, se superposent pour finir par se répondre.
L’être et le néant
Nous partons d’un point A (le prologue), en août 1978, où l’on voit un Talyani enfant échanger avec son « moi » plus âgé. Après six heures intenses et captivantes, nous arrivons au point B (l’épilogue), où l’on retrouve les mêmes, plus apaisés, ayant fait le deuil de leur avenir-passé. Entre les deux points, Wajdi nous conte l’histoire, déroulée sur une semaine, d’un homme d’une cinquantaine d’années. Mais il n’est pas un, ils sont cinq. Un individu construit selon les destinations choisies, l’Italie, la France, Montréal, les États-Unis où le Liban, car ils auraient pu rester aux pays. Le héros se démultiplie, change de caractère, de métier, de perception du monde, des choses et des autres. Ce jeu de miroirs à plusieurs facettes est passionnant. Jérôme Kircher et Wajdi Mouawad se partagent avec grand talent toutes les facettes d’un seul et même être façonné différemment par les hasards de l’existence. Le premier excelle dans le monstrueux et le second dans la vulnérabilité.
Une troupe exceptionnelle
Talyani n’est pas le seul à subir les aléas de ces mondes parallèles. La famille aussi les subit. Le père, celui par qui tout arrive et dérape (émouvant Richard Thériault, qui incarne aussi Talyani âgé), la sœur (exceptionnelle Nora Krief), le grand frère (solide Raphaël Weinstock). La mère est morte donc absente sur scène mais si présente dans les propos. Il y a les autres, les épouses, petit ami, enfants, relations qui eux aussi, selon l’endroit où se passe l’action, ne seront pas les mêmes. Maïté Bufala, Madalina Constantin, Jade Fortineau, Jérémie Galiana (une révélation), Delphine Gilquin, Julie Julien, Maxime Le Gac-Olanié, Merwane Tajouiti et Anna Sanchez composent l’excellence d’une troupe à l’unisson pour faire entendre la force du texte et donner vie à une pléiade de personnages.
Les cèdres du Liban
Et puis, il y a le Liban ! Ce pays meurtri par son histoire et ses guerres. Après le prologue, Mouawad nous transporte le 4 août 2022 et projette les terribles images de l’explosion à Beyrouth qui fit plus de 200 morts et 6 500 blessés et dévasta des quartiers entiers. Ce drame sera là, en toile de fond, tout au long du spectacle, nous rappelant la fragilité des choses. La scène des décombres est bouleversante, rappelant qu’un accident de cette ampleur fait songer à une scène de guerre, de celles que le Liban a tant connues. Évoquant au passage ces conflits qui sévissent encore, ces femmes et ces hommes qui devront encore trouver la force, la rage de se relever.
La magie de la scène
Côté scénographie, Mouawad est nourri par le travail de Lepage, qui lui a fait comprendre que l’on peut faire du théâtre avec tout et avec rien. Il le fait avec un grand talent. Les enchaînements des tableaux sont remarquables. On ne perd rien de cette épopée superbe. Vous pouvez choisir de la voir en plusieurs étapes ou dans l’intégralité. C’est cette version que nous avons préféré prendre, comme une immersion totale. Alors oui, cela demande une grande attention, mais cela vaut vraiment le coup de se faire aspirer par cette grande fresque. On en sort fourbu, c’est vrai, mais surtout intensément heureux. Et ce ne sont pas les ovations du public qui me contrediront.
Marie-Céline Nivière
Racine carrée du verbe être, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad.
Théâtre de la Colline
15 rue Malte Brun
75020 Paris
Reprise du 20 septembre au 22 décembre 2024
Création en octobre 2022
Durée environ 6h avec entractes.
Avec Maïté Bufala*, Madalina Constantin, Jade Fortineau, Jérémie Galiana, Delphine Gilquin*, Julie Julien, Jérôme Kircher, Norah Krief, Maxime Le Gac-Olanié, Wajdi Mouawad, Anna Sanchez*, Merwane Tajouiti*, Richard Thériault, Raphaël Weinstock et Adam Boukhadda, Balthazar Baglione, Colin Jolivet, Meaulnes Lacoste, Noham Touhtouh, Adrien Raynal, Théodore Levesque, Ulysse Mouawad (en alternance) et les voix de Maïté Bufala, Julien Gaillard, Jacky Ido et Valérie Nègre.
*membres de la Jeune troupe de La Colline.
Assistanat à la mise en scène Cyril Anrep et Valérie Nègre.
Dramaturgie de Stéphanie Jasmin.
Scénographie d’Emmanuel Clolus.
Lumières d’Éric Champoux .
Conception vidéo de Stéphane Pougnand.
Musique originale de Paweł Mykietyn.
Interprète polonais Maciej Krysz.
Conception sonore de Michel Maurer, assisté de Sylvère Caton et Julien Lafosse.
Costumes d’Emmanuelle Thomas, assistée de Léa Delmas et Isabelle Flosi.
Maquillages et coiffures de Cécile Kretschmar.
Crédit photos © Simon Gosselin