Au théâtre 14, avant de faire étape au Festival du TNB, la comédienne virtuose donne à entendre puissamment, magistralement le pamphlet anti-trump de l’autrice autrichienne et prix Nobel de littérature 2004, Elfriede Jelinek. Un uppercut théâtral signé Ludovic Lagarde !
Dans un décor des plus épurés, presque immaculé, les mots de Jelinek coulent, cataractent en un flot furieux. Ils frappent, cognent, percutent nos consciences, ébranlent la moindre fibre de nos corps. Lourdement chargés en immondices, en produits hautement pollués par l’esprit dévoyé d’un homme au teint orange, aux cheveux jaune fluo, d’un semblant de roi, d’un pastiche affreux, bouffi de nationalisme, de totalitarisme, ils brûlent les lèvres de la comédienne, incendient les tympans des spectateurs, les font saigner.
Une plume éminemment politique
Devant une cloison préfabriquée blanche, assise sur une chaise iconique du designer scandivave Knopp, Christèle Tual offre son corps, sa voix au monologue acide, âpre, sans concession de l’autrice autrichienne. Elle s’empare avec virtuosité, viscéralité de cette diatribe noire, enragée, écrite au lendemain de l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, et traduite de l’allemand par le duo Magali Jourdan – Mathilde Sobottke. Ce propos d’hier pourrait paraître dépasser, être de l’histoire ancienne, un mauvais souvenir de notre mémoire collective. Il n’en est rien, au contraire. Plus actuel que jamais, ce brûlot politique joue des ressemblances pour mieux dénoncer l’universalité des dérives extrémistes ainsi que les conséquences catastrophiques de nos choix, de nos votes, de notre incapacité démocratique à enrayer ce mal républicain. Sans jamais nommer sa cible – détails physiques, prises de position emblématiques, suffissent à le désigner – , Elfriede Jelinek fait un portrait à l’acide de Trump et de ses semblables. Comment derrière la blonde perruque, ne pas penser à d’autres dictateurs en puissance, comme Poutine, à d’autres pays en proie à leurs démons, comme l’Italie…
Une mise en scène diablement efficace
Prenant le contre-pied de Falk Richter, qui, en 2019, avait monté Sur la voie royale, sous la forme d’une farce burlesque, grandiloquente, quitte à rendre l’œuvre quasi inaudible, Ludovic Lagarde préfère l’épure en se concentrant quasi uniquement sur la pensée en escalier de l’autrice autrichienne et l’incandescence sulfureuse de son propos. Clairement, il réussit son pari de rendre audible cet objet hétéroclite où s’entremêlent, s’entrecroisent en tous sens, foisonnement de raisonnements, discours haineux, dénonciations de propos racistes, sexistes et visions funestes du naufrage annoncé de nos démocraties, submergées par un capitalisme roi.
Une comédienne sur le grill
La grande force de ce spectacle réside dans la performance de Christèle Tual. En lui confiant la lourde charge de porter ce monologue au plateau, le metteur en scène ne s’y est pas trompé. Elle excelle. S’appropriant cette partition singulière, faisant corps avec elle, elle lui offre fluidité et intensité. Se transformant à vue, avec l’aide de Pauline Legros, tour à tour maquilleuse, habilleuse, coiffeuse, en bimbo, effrayante créature à dents d’acier, homme à tête de cochon et autres monstruosités, et se laissant porter par la composition musicale sur mesure de Wilfgang Mitterer, elle insuffle vie à ce pamphlet incroyablement violent et terriblement lucide. Quelle claque, quelle actrice !
Ovniesque, dérangeant, déroutant, profondément nécessaire, Sur la voie royale est certainement l’un des spectacles de cette rentrée théâtrale à ne pas manquer. Courrez-y, à Paris ou Rennes. Vous serez scotchez sur votre siège, c’est garanti !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Sur la voie royale d’après le texte d’Elfriede Jelinek
Théâtre 14
Avenue Marc Sangnier
75014 Paris
Jusqu’au 22 octobre 2022
Durée 1h45
Puis
du 16 au 19 novembre 2022 au TNB dans le cadre du festival
Mise en scène de Ludovic Lagarde assisté de Céline Gaudier et Juliette Porcher
Avec Christèle Tual et Pauline Legros
Traduction de l’allemand par Magali Jourdan et Mathilde Sobottke
Création musicale de Wolfgang Mitterer
Scénographie d’Antoine Vasseur
Lumières de Sébastien Michaud
Costumes de Marie La Rocca
Masques et maquillage de Cécile Kretschmar
Maquillage et habillage de Pauline Legros
Son de David Bichindaritz
Vidéo de Jérôme Tuncer
Dramaturgie de Pauline Labib-Lamour
Crédit photos © Gwendal Le Flem