Aux Bouffes du Nord, Tiago Rodrigues présente Catarina ou la beauté de tuer des fascistes, une dystopie prophétique qui résonne amèrement en ces jours noirs qui voient, dans plusieurs pays européens, les partis extrémistes aux portes du pouvoir.
Avec pas moins d’une douzaine de pièces en tournée en France, dont quatre à Paris — report post-covid oblige —, le tout nouveau directeur du festival d’Avignon est clairement l’homme de cette rentrée théâtrale. Cette profusion est l’occasion de découvrir son œuvre prolifique, éclectique et populaire, de se laisser attraper par sa manière si singulière, unique, de conjuguer intime et universel. Ayant pris depuis six mois ses quartiers dans la cité des Papes, l’auteur et metteur en scène ne ménage pas sa peine. Présent aux premières de ses spectacles, il mène de front la mise en place de son projet avignonnais et la création d’un opéra. Fin observateur, il croque de sa plume lucide, poétique, à fleur de peau, le monde qui l’entoure, dissèque les contradictions de la nature humaine, fait théâtre du quotidien, en révèle les épopées, les drames, les beautés.
Un symbole de la résistance contre le régime salazariste comme point de départ
Écrite en 2020, avant que la pandémie ne frappe, confine les français, ferme les théâtres, Catarina heurte, brûle, saisit d’effroi, laisse exsangue et ranime le feu sacré de la révolte, de la lutte nécessaire et vitale contre le fascisme et ses affiliés. Au cœur d’une suberaie, plantation de chênes lièges, chaque année dans le sud du Portugal, non loin de Baleizão, à la même date, le 19 mai, tous les membres d’une même famille se réunissent. Loin de la ville, du monde, ils célèbrent la vie et la mort. En hommage à la jeune Catarina Eufemia, amie de la famille, tuée de trois balles dans le dos, filles et garçons de la maison kidnappent et tuent, chaque année, un fasciste. C’est la tradition, l’héritage laissé 74 ans plutôt, par la grand-mère, témoin du meurtre, qui exécuta, la nuit tombée, son mari, un militaire, pour n’avoir rien fait pour secourir, quelques heures plutôt, la jeune femme, qui ne demandait qu’un salaire décent pour pourvoir au besoin de sa famille, nourrir son enfant.
Fable brune
S’inspirant de ce drame marquant de 1954, de la lutte antifasciste au Portugal, Tiago Rodrigues imagine un nouveau récit, une tragédie contemporaine, féministe et politique. En tenues traditionnelles, des journalières de l’après-guerre, oncles, frères, mères, filles de cette famille sont des Catarina en puissance en ce jour de deuil, de renaissance, de lutte meurtrière. C’est le souhait de l’aïeule, morte depuis longtemps. Pour qu’aucun féminicide reste impuni, un homme, un fasciste, un responsable politique concerné de près ou de loin par l’un de ces crimes doit mourir, puis être enterré sous un chêne liège. Mais au moment d’appuyer sur la détente, la cadette, qui vient d’avoir 26 ans, ne peut se résoudre à commettre son premier meurtre. Assaillie par le doute, elle n’arrive pas à presser la gâchette. « Je n’ai vu qu’un homme sur le point de mourir. Sans défense. Et j’ai compris que je ne pouvais pas me cacher derrière de grands idéaux comme la justice, l’égalité, la liberté. » Remettant en cause les grands préceptes familiaux, la jeune femme met à mal les idéaux, interroge le fondement de cette tradition funeste et souffle sur les braises d’un conflit latent. La violence est-elle un mal nécessaire pour faire de demain un monde meilleur ? Nos grands principes démocratiques sont-ils inefficaces pour lutter contre le fascisme ? Tuer plutôt que d’être tué, est-ce la seule solution ?
Pièce d’anticipation
Qui aurait pu dire, prédire, il y a de cela deux ans, que l’Italie renouerait avec ses démons mussoliniens, que dans de nombreux pays occidentaux, les partis d’extrême droite siégeraient de plus en plus nombreux dans les assemblées ? pourtant, les signes étaient déjà là, avant-coureurs. En imaginant cette fable, cet incendie au cœur de nos convictions, de nos croyances, Tiago Rodrigues se fait Cassandre. Avec beaucoup d’intelligence, il invite le public à traverser le quatrième mur, à se faire complice de la tragédie. Face au risque de voir nos libertés reniées, les minorités réduites au silence, nos sociétés s’enfermer dans une vision rétrograde de la famille, que faire, quelle position prendre ? Assassiner pour espérer ne pas l’être. Lutter autrement, pacifiquement, en employant au mieux notre système démocratique. La réponse peut paraître simple, évidente. Le brûlot politique, lucide, terriblement effrayant de l’auteur et metteur en scène portugais pourrait bien tout faire vaciller. Poétique, prémonitoire, clairvoyante autant que sibylline, sa plume bouleverse en profondeur fondations, dogmes et certitudes.
La beauté du mal
Dans un décor modulable fait de bois, rappelant la suberaie cémétériale, comédiennes et comédiens habitent l’espace, lui donnent réalité, véracité. Une grande table couverte d’une nappe blanche, immaculée, quelques chaises, l’illusion est parfaite. La fête bat son plein, nous en sommes les hôtes. Déguster pieds de porc, asperges, boire du bon vin, semble à portée de main. Au diapason d’Isabel Abreu, incandescente, Beatriz Maia, ardente Sara Barros Leitão, exaltée, António Fonseca, cabotin, Marco Mendonça, ingénuement ténébreux, António Afonso Parra, remarquable, Rui M. Silva, épatant, nous sommes tous des Catarina en puissance. Troublés par Romeu Costa, excellent dans le rôle de ce cadre bien propre sur lui du parti fasciste, qui hante les lieux de son omniprésence, de son silence, de ses expressions de terreur, on hésite, tergiverse, doute. Chaque parole, chaque argument nous percute, nous frappe en pleine face, ronge nos âmes et instille un venin terrifiant. Et si la mort de cet autre qui prône l’intolérance, une vision rance et mortifère de la société de demain, était la seule issue ?
Pris d’un haut le cœur, de nausées, une rage furieuse s’élève du plus profond de nos entrailles. Le but de Tiago Rodrigues est atteint. Nos consciences se sont réveillées. L’indifférence n’est plus une option. Applaudir, oui, la provocante performance est l’un des uppercuts théâtraux de cette saison, mais avec l’envie de lever le poing, d’hurler « No pasaran ! » et de chanter, comme cette belle iranienne en guerre contre le régime des mollahs en place, Bella Ciao à tue-tête.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Catarina ou la beauté de tuer des fascistes de Tiago Rodrigues
Pièce en portugais surtitré en français et en anglais
Festival d’Automne à Paris
Théâtre des Bouffes du Nord
37 bis Bd de la Chapelle
75010 Paris
Jusqu’au 30 octobre 2022
Durée 2h30
mise en scène de Tiago Rodrigues assisté de Margarida Bak Gordon
avec António Fonseca, Beatriz Maia, Isabel Abreu, Marco Mendonça, António Afonso Parra, Romeu Costa, Rui M. Silva, Sara Barros Leitão
scénographie de F. Ribeiro
costumes de José António Tenente
lumières de Nuno Meira
création et design sonore de Pedro Costa
chef de chœur, arrangement vocal de João Henriques
conseillers en chorégraphie – Sofia Dias, Vítor Roriz
conseiller technique en armes – David Chan Cordeiro
traduction de Daniel Hahn (Anglais), Thomas Resendes (Français)
surtitrages de Rita Mendes
Crédit photos © Jaime Macedo